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Tante Louise

  • assosaintalouarn
  • 16 mai
  • 6 min de lecture

 Le vendredi 23 juin 1961, tante Louise s’en est allée. Celle que j’appelais tante n’était pour moi qu’une petite-cousine, mais quelle importance pour le jeune garçon que j’étais. Lorsque j’allais la voir dans le bel appartement du 1, rue des Boucheries à Quimper, elle était le plus souvent couchée et, malgré la souffrance, elle trouvait la force de sourire, d’écouter mes petites histoires et de me gâter. De me pourrir serait plus exact ! C’est bien plus tard, lors de recherches généalogiques et historiques, que j’ai pu reconstituer des bribes d’une vie pas toujours très heureuse. Chère tante, toi si discrète, j’espère que tu ne m’en voudras pas de les raconter.


Louise-Marie Pennanec’h, née le 8 septembre 1891, est le deuxième enfant d’un couple qui exploite la tenue de Kervalguen, une grande et belle ferme à Penhars, commune limitrophe de Quimper. Son père, prénommé Hervé, originaire d’Ergué-Gabéric, a épousé une riche héritière, Marie-Anne Thomas, sœur de ma grand-mère paternelle. Hervé est un homme entreprenant qui fait de l’exploitation qu’il tient de son épouse un modèle unanimement reconnu dans le département. Il est bien loin le temps où Louis-Marie Thomas, chassé de la ferme exploitée à Plonéis pour le compte d’un châtelain irascible, achetait Kervalguen[i]. Passionné de chevaux, Pennanec’h remporte plusieurs prix dans les comices agricoles. Adepte d’une agriculture moderne, on vient de partout visiter sa ferme et les journaux saluent un horticulteur qui fait honneur à la région.





Marie-Anne Thomas, épouse Pennanec’h, et sa fille Louise

 

Entourée de son frère, de ses sœurs et de ses cousins, Louise passe une enfance heureuse et devient une grande et belle fille. Les prétendants ne doivent pas manquer, mais c’est son aînée Marie-Anne, dix-huit ans, qui, en 1908, épouse Pierre Le Corre. Le jeune couple va habiter Kervalguen, bien vide depuis le départ des Pennanec’h.


En effet, s’ils sont revenus brièvement à Penhars pour les noces de leur fille, la famille habite désormais Paris où elle exploite un restaurant, quai de la Rapée. Hervé Pennanec’h, attiré comme beaucoup par les lumières de la ville, en avait peut-être assez de la vie d’agriculteur, alors que tout semblait lui réussir. A-t-il voulu voir du pays et faire fructifier sa fortune ? Louise, qui sert en salle, regrette sans doute Penhars, sa campagne luxuriante, la famille et les amis.

 



Louise, à 20 ans

 

Un soir, au restaurant, un personnage haut en couleur se fait remarquer. Répondant au nom de baron de Boesinghe, l’homme ne se fait pas prier pour raconter qu’il est membre d’une riche famille hollandaise et qu’il possède d’immenses richesses à Batavia. Il va en outre hériter d’une tante millionnaire. Quelle belle occasion pour Pennanec’h de tenter de vendre une champignonnière qu’il possède aux environs de Paris ! Il propose au baron un petit voyage en Bretagne et c’est à bord d’une automobile de location que les deux compères sillonnent le Finistère. Rien n’est trop beau pour éblouir Boesinghe qui, se disant à court d’argent liquide, emprunte dix mille francs à son hôte avant de prendre la poudre d’escampette. De retour à Paris, Pennanec’h, honteux de s’être fait ainsi gruger, parvient à cacher son infortune jusqu’au jour où l’escroc, le sieur Calon, simple roturier belge, est arrêté dans la capitale.


À Penhars, certains opposants réactionnaires se gaussent de la mésaventure arrivée à ce républicain qui se croit si puissant. Mais, à Paris, quai de la Rapée, au soir du 6 février 1914, l’ambiance n’est pas à la fête. Louise vient d’accoucher à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière d’un garçon prénommé Louis. Avant que la nouvelle ne s’ébruite, Hervé force sa fille à abandonner l’enfant à l’Assistance publique. On imagine la détresse de la jeune maman et de sa mère. Sur le registre d’état civil, Louise signe Pennanec’h. Pour un employé parisien, cette apostrophe est bien mystérieuse et Louis est enregistré sous le patronyme de Pennanec, le h s’étant envolé à tout jamais !

 



16 août 1944. Chartres

Louis Pennanec, policier en civil, se trouve derrière une femme tondue

Il aurait joué un rôle de premier plan lors de la libération de la ville

Détail d’une photo de Robert Cappa

 

Le mercredi 13 septembre 1916, à Penhars, les deux cents invités au mariage de Grégoire Le Du et Louise Pennanec’h tentent d’oublier les affres d’une guerre qui n’en finit pas. Le marié, vingt-neuf ans, originaire de Trégourez, hôtelier à Paris, est actuellement en permission. Avant de pouvoir convoler avec Louise, vingt-cinq ans, il a supporté bien des épreuves. Blessé au combat, peu après le début des hostilités, il a passé cinq longs mois en convalescence. Les deux amoureux se sont heurtés à l’hostilité de leurs parents respectifs qui ne voulaient pas d’un mariage entre cousins. Les réticences surmontées, il a fallu convaincre l’Église d’autoriser cette union malgré un empêchement double de consanguinité au troisième degré[ii].


Lorsque, sous le regard de l’abbé Huiban, Grégoire passe l’alliance au doigt de la belle Louise, plus grande que lui, combien sont-ils à connaître l’existence d’un fils caché ? Si les prudes Auguste et Josèphe Chuto (mes grands-parents) en ont été informés, j’espère qu’ils ont pardonné à leur nièce certes fautive, mais adorable. Aujourd’hui, je m’interroge : et si le petit être abandonné deux ans auparavant était le fruit d’amours défendues avant mariage ? Effrayés par la venue d’un enfant issu de parents consanguins, les deux cousins auraient décidé d’abandonner leur bébé.


L’émotion est à son comble à l’église Sainte-Claire, lorsque, à la fin de la cérémonie, le recteur recommande de prier pour le repos de tous ceux qui sont morts pour la France et plus particulièrement pour Hervé Pennanec’h, frère de Louise, décédé à l’hôpital de Malo-les-Bains d’une fièvre typhoïde, maladie contractée sur le champ de bataille.


Pendant les agapes, Grégoire éprouve quelque difficulté à participer à la fête, devant bientôt quitter sa femme pour rejoindre son régiment d’infanterie. Louise est désespérée lorsqu’elle apprend en juin 1918 que Grégoire est porté disparu. Pendant de longs mois, elle se croit veuve, mais son mari est prisonnier en Allemagne.     


Rapatrié puis libéré des obligations militaires, Grégoire, qui se fait maintenant appeler Henri[iii], se lance dans le commerce de tissus à Pont-l’Abbé avant de monter à Quimper une usine de confection pour hommes. Très entreprenant, il développe rapidement la fabrique et, lorsque la guerre éclate, il est partisan d’une entente entre la France et l’Allemagne. En 1942, il adhère au Parti national breton (PNB) et entretient de bonnes relations avec les Allemands qu’il habille et reçoit en son manoir de Keranguily (Plogonnec).


En 1945, il est condamné par la Chambre civique à cinq ans d’indignité nationale et la confiscation d’un quart de ses biens. Pourtant, plusieurs personnes, dont le célèbre écrivain Auguste Dupouy, viennent témoigner en sa faveur pour son action courageuse envers la résistance. Selon le lieutenant Morizoo, qui lui doit la vie sauve : Chaque fois qu’il y avait un coup dur, nous frappions à sa porte.


Louise vit sans doute assez mal cette période, mais Henri rebondit bien vite. Le couple reçoit tout ce que le département compte de personnalités, hommes politiques, écrivains, artistes. Louise, excellente commerçante, aide son époux tant qu’elle le peut, mais, épuisée, elle tombe gravement malade. Opérée à Paris d’une tumeur au cerveau, elle ne s’en remettra jamais. Henri embauche une infirmière pour s’occuper d’elle, mais je me souviens en avoir vu défiler plusieurs. D’un caractère assez irascible, il usait peut-être en plus de certains droits … J’étais à l’époque bien trop jeune pour comprendre et je ne voyais que le triste regard de tante Louise.

 



Louise et Henri Le Du à Keranguily (Plogonnec)

 

Malgré une grande fatigue, elle a tenu à assister en mai 1960 à ma communion solennelle et au repas qui a suivi à Bénodet. Je la vois encore, s’agrippant à sa canne pour ne pas chuter. Ce fut sa dernière sortie avant son décès un an plus tard. Elle avait soixante-dix ans.


Aujourd’hui, tante Louise repose au cimetière Saint-Conogan à Quimper. Son mari l’a rejointe en 1972 et, lorsque je vais rendre visite à mes parents à quelques travées de là, je n’oublie pas d’aller lui dire un petit bonjour. Son fils Louis qu’elle n’a jamais revu est mort en 1993 et, comme elle n’a pas eu le bonheur d’enfanter ensuite, la tombe, surmontée d’un menhir, semble abandonnée. Je me dois d’aller la fleurir.    


SOURCES : "La terre aux sabots", "3è République et Taolennoù", "Auguste, un blanc contre les diables rouges". Pierrick Chuto. Association de Saint-Alouarn.

"La Tondue". Philippe Frétigné, Gérard Leray. Vendémiaire.

Base RECIF du Centre généalogique du Finistère.

 

Pierrick


[i] Cf. "La terre aux sabots". En 1836, Louis-Marie Thomas et ses enfants doivent quitter leur ferme de Kerlan à Plonéis, chassés par Monsieur de Carné, leur propriétaire.

[ii] Les grands-parents sont frères et sœurs. Pierre-François Pennanec’h, époux de Marie-Louise Boulis, est le frère de Marie-Catherine Pennanec’h, mariée à Noël Boulis, frère de Marie-Louise.

[iii] À l’état civil, il se nomme Grégoire-Hervé. Sur sa fiche matricule, il devient Grégoire-Henri. Il se fait ensuite appeler Henri.


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7 Comments


anne.dietrich.xylo
May 25

c'est bien compliqué la vie ! bien raconté, sans pathos et on s'identifie facilement aux perosnnes.

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Françoise Poulichet Dupuis
Françoise Poulichet Dupuis
May 20

Cette histoire est très émouvante. Elle est par ailleurs illustrée par de superbes photos.

L'escroquerie qu'a subie le père de Louise aurait lieu sur internet aujourd'hui. En revanche, on peut aujourd'hui se marier avec des cousins et surtout même si tout n'est pas parfait, les femmes qui ont des enfants hors mariage ne sont plus ostracisées. Dans la majorité des cas, on n'y fait même plus attention et cela crée moins de malheur même s'il en existe encore malheureusement. Merci pour ce témoignage qui montre une fois de plus le lien intime entre la petite histoire -celle des citoyens- et la Grande Histoire- celle de la France-.

Edited
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colette.boulard
May 17

J'ai un gros faible, pas un petit pour les costumes, magnifiques, de Marie-Anne et sa petite Louise. L'expression de Marie-Anne pourrait être contemporaine, la jeune-femme sort presque de la photo.

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Magdeleine Fougeray Le Brun
Magdeleine Fougeray Le Brun
May 17

Quelle belle et émouvante histoire. Nous aurions tous aimé avoir "tante Louise" dans notre famille.

J'ai eu une tante Anna, tante par alliance, tellement chaleureuse!

J'ignore sa vie passée, vraisemblablement moins semée de faits remarquables que celle de "tante Louise". Mais, déjà d'un âge mûr, elle avait l'affection de tous ! quel que soit l'âge et le degré de parenté toute sa parenté aimait "tante Anna".

Edited
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Michel Guironnet
Michel Guironnet
May 17

Quelle émotion en lisant l'histoire de "Tante Louise" !

Bravo Pierrick.

Amitiés.

Michel👍

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