Avides de sang frais
- assosaintalouarn
- il y a 3 jours
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Avril 1830 dans les marais de Lescors à Penmarc’h (Pays bigouden).
La dame Lescure, les jupes relevées presque jusqu’aux genoux, marche lentement dans le marais. Que peut-elle bien y faire en compagnie de trois autres femmes ? Sans vouloir l’effrayer, approchons-nous de l’une d’entre elles : d’un mouvement rapide, elle agrippe d’une main une bête qui commence à lui mordre une jambe, puis elle la glisse dans un pochon. En fin d’après-midi, les jambes de ces dames sont quelque peu endolories et saignantes, mais qu’importe. Avec plus de deux mille prises, la pêche a été fructueuse.
Depuis que François Broussais, médecin des armées de Napoléon, a redécouvert les vertus ancestrales de la sangsue, celle-ci est traquée pour être revendue à des médecins, des pharmacies et des hôpitaux. Son application était jugée souveraine pour traiter presque toutes les maladies infectieuses, nerveuses et même mentales.

Interprétation humoristique d’une sangsue
La femme Lescure, épouse d’un scieur de long quimpérois, a trouvé un moyen commode de remplir son escarcelle. Si la somme payée à ses comparses de « pêche » est dérisoire, elle sait que les débouchés ne manquent pas à des prix autrement plus rémunérateurs : le cent de ce gros ver annelé de couleur noire et peu ragoûtant est revendu entre six et neuf francs.
Parmi ses principaux clients se trouve Hyacinthe Le Bleis. Cet ancien cordonnier pont-l’abbiste est devenu un négociant aisé. Il vend un peu de tout (épicerie, textile et quincaillerie), mais surtout il a amassé dans un grand réservoir situé au lieu-dit Bremilliec une énorme quantité de sangsues dont il fait un commerce aussi étendu que lucratif dans toute la France, Paris et Nantes en particulier.
Tout pourrait aller pour le mieux, si ledit Le Bleis ne constatait pas depuis deux ans environ la disparition de nombre de ces petites pensionnaires avides de sang frais. Un temps soupçonné, le gardien n’est pas le coupable, même s’il préfère souvent dormir avec sa femme et la surveiller, plutôt que les sangsues. La Marie-Jeanne pourrait céder aux entreprises malhonnêtes de Pierre Le Lay, un voisin, fermier de Le Bleis.
Le 26 mai, à proximité du réservoir, le propriétaire accompagné de deux gendarmes, monte la garde afin de prendre sur le fait le ou les voleurs. La veille déjà, les trois hommes ont fait chou blanc, car en raison sans doute du mauvais temps, personne n’est venu rôder autour des bébêtes. Mais ce soir, Pierre Le Lay et ses deux fils, assis au bord du bassin, y trempent leurs jambes nues. Quel festin de roi pour les sangsues qui se précipitent et piquent les chairs ! Mais ces vampires se retrouvent bien vite dans un sac.

Plan du bassin de sangsues dans le dossier d’instruction
Les gendarmes surgissent et, après une course poursuite, ils parviennent à ceinturer les trois voleurs. À Quimper, devant le juge d’instruction, Pierre et Louis, les deux fils Le Lay, pleurent. En breton, la seule langue qu’ils connaissent, ils prétendent ignorer que le sieur Le Bleis faisait commerce de ces bêtes qu’ils ont été prendre, disent-ils, dans le seul but de soulager Louis. Les jambes enflées du jeune garçon lui font éprouver de la douleur et on lui a dit que des piqûres de sangsues le soulageraient.
Le père Le Lay, un grand gaillard de cinq pieds, trois pouces, cheveux, sourcils et barbe noirs, se lamente devant le magistrat. Oui, ce n’est que trop vrai, pour son malheur et celui de ses enfants, il a volé son propriétaire. Mais c’est la première et la dernière fois. Il jure qu’il n’a jamais pris d’autres sangsues et qu’il n’en a jamais vendu. C’est vrai, il aurait dû demander l’autorisation, mais monsieur Le Bleis est un homme assez dur et Le Lay avait peur d’essuyer un refus. Et puis, chaparder quelques sangsues ne cause pas un grand préjudice, dit-il.
La justice n’est pas du même avis et enquête auprès des pharmaciens quimpérois qui disent ne pas connaitre Le Lay. C’est la femme Lescure qui les fournit. La même Lescure qui prétend ne pas connaître le bassin de Le Bleis ni le sieur Le Lay. Pourtant, son mari a laissé un soir près du réservoir l’empreinte de ses souliers cloutés. Les langues se délient et plusieurs individus sont appréhendés pour vol ou recel. L’affaire était trop grosse pour Le Lay qui, en échange de quelques francs ou d’une ventrée de vin, avait donné la bonne adresse à quelques connaissances, déjà peu recommandables. Pourquoi se priver de gagner sans risque quelques francs ? Quand le gardien est aux champs, un coup de sifflet suffit pour faire rentrer le chien dans sa niche. Serait-il complice lui aussi ?
Le mode opératoire est toujours le même. À la belle saison, les jambes nues font l’affaire et tant pis pour les culottes tachées de sang après chaque expédition et qu’il faut changer souvent. En hiver, la pêche est, certes, moins bonne mais, si on étend sur l’eau une grande couverture blanche, les sangsues viennent s’y coller. Même si les pochons ne sont pas aussi remplis qu’à la belle saison, les bêtes se vendent encore mieux.
Malgré des interrogatoires poussés, le juge ne parvient pas à faire avouer les complices. Si certains d’entre eux disent connaître les autres détenus, ils affirment qu’ils n’ont jamais participé de près ou de loin à un trafic de sangsues. Seuls, Pierre Le Lay et ses deux fils restent emprisonnés en vue de leur comparution devant la cour d’assises. Vous avez bien lu ! À cette époque, la cour d’assises juge aussi les voleurs. Le 13 novembre 1830, ils sont sortis de la maison de justice, comparaissent libres et seulement accompagnés de gardes pour les empêcher de s’évader.
Sur les dix-neuf témoins entendus pendant l’instruction, seuls sept défilent à la barre. Hyacinthe Le Bleis affirme que son locataire de Brémilliec, en qui il avait pourtant confiance, est soupçonné d’avoir volé, il y a quelques années à Plonéour, une vingtaine de boisseaux de pommes de terre. L’homme, non condamné auparavant, est connu pour partir parfois en ribotte et pour faire des propositions malhonnêtes à des voisines. Ainsi, Jean Le Moigne, tailleur d’habits, témoigne des agressions subies à deux reprises par sa défunte épouse, alors qu’elle était enceinte.
Il est difficile, voire impossible, pour Maître Le Roux, avocat commis d’office, de plaider l’innocence de son client, pris la main dans le sac…de sangsues ! Hyacinthe Le Bleis, insistant sur le fait qu’il a perdu entre six et sept mille francs de revenus, demande une sanction exemplaire. À l’unanimité, les douze jurés déclarent Pierre Le Lay coupable de vol de nuit, mais pas en réunion, ses deux fils, Pierre et Louis étant innocentés, en raison sans doute de leur jeune âge. La circonstance de nuit est également écartée, et Pierre Le Lay échappe ainsi à une plus lourde peine : il n’est condamné "qu’à" deux ans de prison pour ce délit.
Après l’exécution de sa peine, il n’est plus le bienvenu à Brémilliec où son fermage n’a pas été renouvelé, et il décède rue des Morts à Pont-l’Abbé, le 9 juillet 1865.
Il est peu probable que Hyacinthe Le Bleis ait continué à s’intéresser aux vers annelés jusqu’à sa mort, le 31 août 1864, à l’âge de 88 ans. Son fils, prénommé également Hyacinthe, un grand entrepreneur bigouden, poursuit ce commerce rémunérateur et achète en 1840 à Édouard Le Normant la garenne dite Goarem-Penn-Glaouic. À l’arrière d’une digue, il y construit un bassin et, légèrement en retrait, un étang à sangsues (vivier d’hirudiniculture).

Goarem Pen Glaouic (garenne de la pointe aux sangsues)
Photo Mithé Gouzien
Aujourd’hui, les sangsues sont encore utilisées en chirurgie pour aider à la réparation des tissus endommagés. Le patient ignore que ces charmantes petites bêtes possèdent trois mâchoires comparables à des scies, dotées chacune d’une centaine de dents. Le Lay et ses comparses ne les ont sans doute jamais comptées…
Sources : Archives départementales du Finistère 4 U 2 30
Hors la loi en Bigoudénie. Pierrick Chuto
Base Recif du Centre généalogique du Finistère (C.G.F)
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J'avais déjà lu cette histoire dans le livre "Hors la loi...".Mais cette version "remasterisée" est encore plus passionnante ! Et si on remplaçait les sangsues par les bijoux d'une célèbre "influenceuse" américaine... 😄
Quel commerce original ! et puis c'est on ne peut plus écolo.....
Fort heureusement, le petit déjeuner est loin, et le repas de midi aussi ! Mais, dites-donc, ce n'était décidément pas tranquille-tranquille, le Finistère ?
A noter que l'une de mes grands-mères, en 1930, malade, se disait "soulagée par les petites bêtes". Brrrrrr......