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Sous les roues du terrible teuf-teuf

  • assosaintalouarn
  • 7 févr.
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 9 févr.


Le Finistérien n’a jamais aimé se plier aux ordres venus d’en haut. En voici un exemple parmi tant d’autres.


En août 1907 sur la route qui mène de Guengat à Quimper, Yves Joncour (j’aurais pu aussi bien l’appeler Jaouen ou Guenneau) chemine. Il fait beau, le paysan prend son temps et, chantonnant, il marche, tenant en main son cheval attelé à une charrette qui croule sous des monceaux de bois bien sec. Tout est parfait dans le meilleur des mondes et vous vous demandez déjà pourquoi je décris cette scène champêtre.


Une question : notre homme est-il peureux ou inconscient ? Les deux ! Il est peureux, car il se tient à gauche du cheval, redoutant d’être verbalisé par la maréchaussée. Il est également inconscient parce que, si une voiture automobile vient en face sur cette route étroite et sinueuse à la vitesse insensée de vingt kilomètres à l’heure, il peut se faire écraser.   



Le conducteur se tient à gauche de ses chevaux attelés à une charrette

 

Je m’explique : le 26 juin 1907, le préfet Ramonet a pris l’arrêté suivant : Tout individu conduisant un cheval en main, attelé ou non, devra se placer à gauche de l’animal, de façon à voir les voitures ou les animaux qui le croisent. Les contraventions au présent arrêté seront constatées par les maires … et en général par les agents dûment assermentés. En conséquence, les gendarmes et les agents de police traquent les contrevenants.


Depuis la nuit des temps (enfin presque !), le paysan s’est tenu à droite de son cheval. Il a suffi d’un rapport du directeur du dépôt d’étalons de Lamballe (Côtes-du-Nord) pour que le terrible préfet Ramonet, celui qui a combattu avec tant de hargne le clergé, décide de faire appliquer une mesure qui soulève tant de récriminations dans les campagnes.


Il paraît que, dans les autres départements français, le conducteur se tient à gauche de l’animal. On raconte cependant que cela provoque parfois des accidents graves. Imaginez, comme l’écrit Jean Mahé, un habitant d’Ergué-Gabéric, qu’une automobile arrive brusquement au tournant d’une de nos routes si pittoresques. En raison de la trépidation du bolide et du mugissement de sa trompe, le cheval s’effraie, fait un écart et le conducteur qui se trouve à gauche, projeté sous les roues du terrible teuf-teuf, se remue et s’agite comme un ver coupé. Pardon, chère lectrice, pour cette image quelque peu violente !


Jean Mahé s’apitoie aussi sur le sort des cultivateurs âgés. Ainsi, il imagine un monologue entre un cultivateur de cinquante-cinq ans qui dit à son cheval, alourdi par le poids de vingt-cinq années de labeur : Comment veux-tu mon pauvre ami, que je conduise à gauche. Je n’ai toujours connu que ma droite et je n’ai jamais eu d’accident. Tout ça, ce sont des changements qui ne disent rien, ce sont des conchennoù. Nos charrettes vont devenir des chars à renversement.


Source : Blog Grand Terrier

D’après un dessin de Laurent Quévilly

Conchennoù = cancans, racontars, histoires à dormir debout

 

Le rédacteur du "Progrès du Finistère" jubile. Quelle excellente opportunité pour ce journal catholique et anti-républicain de se moquer du char de l’État qui, ayant tendance à marcher toujours à gauche, a un sujet d’aversion aiguë, la droite évidemment.


Celui qui signe « Lutin » enfonce le clou. Selon lui, cette néfaste réglementation est bonne tout au plus pour les chevaux de bois ou les chevaux-vapeur des teuf-teuf.

Faut-il, par ces temps incohérents de maboulisme administratif, s’affranchir plus que jamais de tout contact avec la droite et aller toujours plus à gauche ?


Une mise en garde dantesque suit, à l’intention des animaux qui ne respecteront pas l’arrêté : armés d’une carabine à répétition, des inspecteurs placés aux carrefours les abattront sans pitié. En cas de récidive, les conducteurs auront droit au même châtiment.


Le nommé Lutin est un sacré farceur et son humour n’a pas dû plaire à nos élus. Si le paysan s’est bêtement fait écraser entre sa charrette et le talus, ou s’il n’a pas su se ranger à temps au passage d’une auto, d’un autre véhicule ou d’un cheval emballé, sa marchandise sera confisquée au profit de la caisse de retraite des députés et des sénateurs nécessiteux (sous-entendu : de gauche évidemment).


Un cheval effrayé par une automobile 

Dessin signé Jean-Marie Misslen

 

Pour terminer dans le même esprit son article, ce diablotin recommande d’agrandir les cimetières et de doubler le nombre de fossoyeurs.

Les communes ne sont sans doute pas disposées à investir, mais les conseils municipaux se font l’écho de la grogne dans les campagnes. Va-t-on assister à une nouvelle jacquerie ?


Le préfet Ramonet tente de calmer le mécontentement paysan en suspendant l’application de l’arrêté jusqu’à nouvel ordre. Peu après, il est remplacé par Eugène Allard qui, bon prince, décide que la mesure ne concernera que les chevaux non attelés. La campagne respire, mais la trêve est de courte durée. Arrivé à la préfecture en juin 1910, Joseph Giraud ravive la colère dès le 27 juillet en interdisant à nouveau la conduite à droite du cheval. Le conseil général est saisi de si nombreuses plaintes que le sujet est mis à l’ordre du jour lors de la séance du 2 septembre.


Le rapporteur, Georges Le Bail, député mais aussi brillant avocat, plaide pour le report d’une mesure contestée unanimement par les habitants des campagnes. Elle va à l’encontre de leurs habitudes et c’est comme si on leur demandait d’écrire de la main gauche. D’autres conseillers, toutes tendances confondues, invoquent les frais engendrés par la mesure : dressage des animaux, autre disposition des boucles de harnais, du frein actuellement placé à droite et qu’il faudra déplacer. Pas convaincu et irrité par cette opposition qui pourrait inciter la population à la désobéissance, le préfet répond que c’est après mûre réflexion qu’il a pris cette décision indispensable au fur et à mesure que se développe l’encombrement des routes. On peut pester contre l’automobilisme, mais nous ne pouvons éloigner le touriste qui apporte au département plus de bien-être.


Si "Le Finistère", journal républicain, rapporte avec prudence les débats, "Le Progrès" tire à boulets rouges et titre : La faillite du guide à gauche. Devant les protestations unanimes du conseil, le préfet doit capituler. Le journal d’opposition n’hésite pas à écrire qu’acculé, le préfet accorde un sursis jusqu’en avril et annule même les nombreux procès-verbaux déjà dressés.


Après avoir sans doute consulté le pouvoir qui ne veut pas mécontenter davantage le monde paysan, déjà très remonté contre le gouvernement après la loi de séparation des Églises et de l’État, le préfet Giraud rapporte l’arrêté du 27 juillet 1910 relatif à la conduite des chevaux attelés ou non.


Le Finistère reste donc le seul département français où les conducteurs de chevaux attelés se tiennent à droite de l’animal conduit à la main.


Les habitants des campagnes ont remporté une bataille. Il y en aura d’autres !


Pierrick.




 

 

 
 
 

9 comentários


Magdeleine Fougeray Le Brun
Magdeleine Fougeray Le Brun
15 de fev.

Le "maboulisme administratif" avait de beaux jours devant lui !

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Marie-Eve VERGOZ
Marie-Eve VERGOZ
09 de fev.

Merci encore - et comme aujourd'hui avec nos énarques, Mr. le Préfet aurait du conduire - à gauche - un cheval attelé et se trouver face à une voiture ; il aurait compris le bon sens paysan.

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Gérard PESNEAU
Gérard PESNEAU
08 de fev.

Quel talent littéraire Pierrick !

Dans cette nouvelle chronique nous sommes en "voyage en absurdie", avec en toile de fond, comme souvent, l'éternelle opposition entre les blancs et les rouges, entre les républicains et les citoyens dont les opinions sont davantage inspirées par les idées défendues par la droite et la religion catholique. 

Tous les ingrédients nécessaires sont réunis pour donner une tonalité ironique à cette charmante chronique.

Editado
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Jean-marie Misslen
Jean-marie Misslen
08 de fev.

De nos jours, la cohabitation problématique n'est plus tellement entre les auto-mobiles et les chevaux, mais plutôt entre les automobiles et les vélos ou trotinettes... 😊

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christian.delahubaudiere
08 de fev.

Déjà la dictature des législateurs ! Déjà la vraie France !

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