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Bien aimée Marie-Anne (seconde partie)

Comme pour le premier épisode, j’ai écrit ce texte en respectant fidèlement les lettres écrites par mon arrière-grand-père Louis-René Thomas à sa future Marie-Anne Cosmao. Les phrases en italique en sont extraites.

 




J’attendais beaucoup de cette visite au père de Marie-Anne. Quelle déception ! Après la visite de la maison et de ses dépendances, nos pères ont surtout parlé de la pluie et du beau temps. Puis Hervé Cosmao, dûment chapitré par sa fille, a réclamé pour nous la possession de Kerviel. Mais lui n’a rien promis. Dès notre retour, j’ai écrit à Marie-Anne et je lui ai demandé de tout faire pour obtenir le consentement de sa grand-mère qui doit l’aimer trop pour s’opposer à son bonheur et qui réussira à convaincre son fils.


Quelques jours plus tard, après une seconde visite à Plogonnec, mon père s’est enfin décidé à me laisser la ferme. Nous discutons encore pied à pied, mais le plus important est fait. Je ne me laisserai cependant pas imposer des conditions irréalisables, ni pour Kerviel, ni pour Quillien, et je me dois de le faire comprendre à Marie-Anne sans risquer de la brusquer. Derrière l’amant impatient, je dois cacher en moi l’homme d’affaire prudent et patient, lorsque je le crois de mon intérêt.


Alors, peu importe si l’affaire traîne en longueur, car nous ne devons pas compromettre notre avenir. Quand le contrat sera signé, rien ne pourra entraver notre route. Si dans beaucoup de mariages, l’argent joue le rôle le plus important, si ce n’est pas l’unique, personne ne pourra en dire autant de notre union. Ayant une connaissance suffisante l’un de l’autre, nous savons que nous travaillons, chacun de notre côté, pour nos intérêts communs.


Il est désormais temps de penser à la cérémonie. J’aimerais que Marie-Anne adopte un costume à la mode de Penhars. Mais si elle choisit celui de Plogonnec, je ne l’aimerai ni plus, ni moins. Je souhaite aussi que le mariage ait lieu à Quimper, en l’église Saint-Mathieu, le repas de noces devant se faire dans cette ville comme elle en a exprimé le désir. Mais le lieu qui sera choisi ou imposé n’a guère d’importance.


Par contre, je précise qu’il est hors de question de céder au souhait de la grand-mère de Marie-Anne, prête à nous voir vivre à Quillien. Notre place est à Kerviel, et d’ailleurs, ma mère ne me laisserait pas partir. Mon père prétend que cela lui est égal, peut-être avec l’arrière-pensée qu’il resterait ainsi le seul maître du domaine.


Ce 13 avril au soir, j’écrirais bien encore des pages et des pages, mais la bougie et le porte-plume m’ayant fait comprendre qu’il est grand temps de les laisser en paix, je clos cette lettre. Nous allons nous voir après-demain à la grande foire de Quimper (foire du 15 avril, dite foire aux chevaux gras) et je remettrai cette missive en mains propres. Je la termine ainsi : D’ici ce jour, je penserai bien souvent à vous. Je finis pour le moment en vous serrant affectueusement entre mes bras.




 Le 27 avril, mon père et moi avions rendez-vous avec maître Creac’hcadic pour la donation-partage de la tenue de Kerviel, évaluée à la somme de trente-cinq mille francs. Le 29 septembre, jour de la Saint-Michel, je jouirai de l’ensemble de la propriété, y compris meubles, effets mobiliers, blés, bestiaux et instruments aratoires, à charge pour moi de dédommager ma sœur. Il est convenu que mes parents se réservent jusqu’au décès du survivant d’eux la jouissance de la chambre du bout du levant du premier étage de la maison principale, trois bêtes à cornes et le pâturage pour les engraisser, sans oublier un char-à-bancs attelé, chaque fois qu’ils en auront besoin.


Il faut maintenant fixer sans tarder une date pour que nos deux familles se retrouvent afin de rédiger le contrat de mariage. Pourquoi pas après-demain ? Mon père est décidé à se rendre à Quillien demain pour s’entendre sur quelques points, comme la date et le lieu du repas que l’on a coutume de donner après la signature du contrat. Comme il ne veut pas que je l’accompagne, je lui confie mon courrier après avoir noté en post-scriptum : Veuillez ne pas proposer trop d’alcool à mon père de peur qu’il reste trop tard chez vous et ne vienne pas assez tôt à la maison pour nous informer de ce qui sera convenu.


Comme je le redoutais, mon père est rentré bien tard hier soir et je n’ose préciser dans quel état. Il m’a remis une lettre de ma promise, m’a dit que nous signerons dès le lendemain chez le notaire et il est allé se coucher. Je ne vais pas vous ennuyer et énumérer ici toutes les conditions du contrat passé sous le régime de la communauté. À la sortie de l’étude notariale, réunis dans le débit de Vincent Douaré, nous avons décidé que les festivités se dérouleraient à Kerviel. Ce n’était pas le souhait de Marie-Anne, mais, comme mon père, j’estime que l’on est bien plus libre à la campagne qu’à la ville pour une occasion pareille, à cause de la foule de curieux qui ont l’habitude de venir visiter les grandes noces qui se font à Quimper.


Entre le 27 avril et le 24 mai, Louis-René a sans doute écrit à Marie-Anne, mais ces lettres sont perdues. Les deux amoureux se sont sûrement revus plusieurs fois et ils se tutoient désormais.


 


Lorsque nous nous voyons au marché ou ailleurs, nous ne pouvons échanger que brièvement malgré le vif désir que j’ai. Pourquoi faut-il dissimuler notre amour, connu pourtant de beaucoup ? Cela tient sans doute à notre caractère de campagnard et à notre peur du ridicule. Plus notre affaire avance, moins nous pouvons jouir de ces causeries amicales et qui l'auraient été encore davantage, aujourd’hui que notre intimité est devenue plus grande. Entendons-nous bien : lorsque je parle d’intimité, elle est toute relative et je n’ai pas de geste déplacé envers ma promise.


Celle-ci, élevée chez les sœurs du Sacré-Cœur, est très croyante et refuserait que nous fêtions Pâques avant les Rameaux. Tout juste, ai-je parfois l’audace de lui prendre la main qu’elle ne repousse pas. Vous pensez peut-être que, puisque le contrat est signé, nous aurions pu nous marier rapidement. Mais le mois de mai est dédié à la Sainte Vierge, et malheur à celui qui ose contourner cette prescription. Nous avons choisi de nous unir civilement à Plogonnec le 10 juin, période moins chargée aux champs que juillet. Mais la cérémonie religieuse aura-t-elle lieu à Plogonnec ou à Penhars ? Je vois, ma chère amie, que tu fais ton possible pour concilier les parties et que tu voudrais bien nous épargner la peine d’aller à Plogonnec le jour du mariage. À Penhars, nous serions bien plus tranquilles et les Bragoù-bras de ta commune ne pourraient point se moquer de toi.


Par jalousie ou parce qu’ils ne seront peut-être pas invités à la noce, tous ces gens bavards et malicieux se plaisent à critiquer tout ce qui se passe. Il faut leur clore la bouche. Marie-Anne n’ose pas me le dire, mais j’ai peu à peu compris qu’ils voient d’un mauvais œil le mariage d’une fille de leur paroisse avec un étranger, de surcroît un gars de la ville ou presque, et qui a plus d’instruction qu’eux.


J’aurais aimé que M. Pennarun, recteur de Plogonnec, vienne nous unir à Penhars, ma mère étant malade. Il a refusé et a menacé de ne pas sonner les cloches si nous nous obstinons à danser ensuite. J’ai tenté de parlementer, mais le prêtre, restant sur ses positions, la cérémonie religieuse est fixée au 16 juin à l’église Saint-Thurien de Plogonnec. L’irascible prêtre a cependant fini par tolérer les binious !


Le 10 juin, Hervé Hénaff, grand-oncle de Marie-Anne et maire de Plogonnec, nous a déclarés mari et femme. En présence de nos témoins respectifs, l’édile a lu en français et en breton les articles du Code civil. Le Breton attache fort peu d’importance à ce passage devant la municipalité, et j’aurais aimé prendre ensuite Marie-Anne dans mes bras et la conduire à Kerviel. Mais chacun est retourné chez soi et il va me falloir attendre mardi prochain 16 juin.


Je lui écris : Bien aimée Marie-Anne, nous voilà unis pour toute la vie et rien ne peut plus nous arracher l’un à l’autre.




Le jour tant attendu approche et, depuis plus d’une semaine, mon père et mon cousin Guillaume courent la campagne pour annoncer la bonne nouvelle et convier au festin. Pour ne pas faire injure à leurs hôtes, ils doivent manger encore et encore des crêpes, de l’andouille, le tout copieusement arrosé de café, de cidre et d’eau-de-vie. De ce fait, les retours à la maison ne sont pas glorieux !


Au terme de trois jours de fête en présence de plus de cinq cents invités, Marie-Anne est enfin devenue ma femme. Très croyante, elle a voulu respecter une consigne édictée par l’Église : le premier soir étant consacré à Dieu et le deuxième à la Sainte Vierge, nous avons couché deux nuits dans le même lit sans nous toucher. Dans certaines régions, un troisième soir est offert à saint Joseph. Imaginez !


Désormais, nous ne nous quitterons plus et je suis persuadé que nous allons vivre un grand amour.


Si cette histoire vous intéresse, je raconterai la suite dans quelques semaines. Sachez cependant que Louis-René sera maire de Penhars et que Marie-Anne, devenue veuve, sera la première Française à être décorée du Mérite agricole.


Pierrick


 

                














6 Comments


Magdeleine Fougeray Le Brun
Magdeleine Fougeray Le Brun
Nov 29

Une perle, un petit bijou de livre, à avoir et à offrir !

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nogrel.charlie
Nov 16

3 mois et 19 jours d'attente (si si j'ai compté), il y avait pire 😉

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Jacques Savary
Jacques Savary
Nov 15

Le pauvre Louis-René devait avoir la langue qui trainait jusqu'à terre à force d'attendre !😁

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assosaintalouarn
Nov 17
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😮

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Jean-marie Misslen
Jean-marie Misslen
Nov 15

Merci Pierrick pour ce témoignage d'un autre temps. 150 ans seulement nous séparent de cette époque. La mainmise totale de l'Eglise et des codes sociaux sur les règles et mœurs de cette époque nous paraissent aujourd'hui surréalistes. L'interdiction de danser après la noce émise par le prêtre nous renvoie à un autre ouvrage de Pierrick Chuto...


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Jacques Savary
Jacques Savary
Nov 15
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🤣 J'allais justement faire référence à cet "acharnement" de Mgr Duparc (s'il s'agit bien de lui...)

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