Aujourd’hui, les quotidiens régionaux publient le plus souvent des articles assez neutres et il est bien rare qu’un journaliste ose critiquer les écrits d’un confrère.
Il en était autrement dans ce qu’il est convenu d’appeler la presse ancienne.
Pour exemple, ce qui s’est passé lors des élections législatives de mai 1924 à Sainte-Marine, le port de la commune de Combrit.
La France, sortie exsangue de la guerre, a voté en 1919 pour les candidats du Bloc national, coalition de la droite et du centre. La gauche, bien décidée à balayer ces « prétendus républicains », fourbit ses armes depuis.
Le combat va être rude et l’ambiance torride. Il suffit de lire les articles de deux journaux pour s’en rendre compte.

À ma droite, le chanoine François Cornou, directeur du Progrès du Finistère, journal catholique de combat. Cet ardent polémiste signe sous le pseudonyme de F. Goyen, des articles qui ont l’heur de plaire à Mgr Duparc.

À ma gauche, Georges Le Bail, avocat de renom, député radical-socialiste, maire de Plozévet, conseiller général, directeur et principal rédacteur du Citoyen, organe de concentration républicaine.
Faute d’arbitre, les deux hommes se livrent chaque semaine un combat acharné où tous les coups, même les plus bas, sont permis. Qu’importent les mensonges, les calomnies et autres à-peu-près, les lecteurs blancs ou rouges en redemandent.
Avant l’élection du 11 mai 1924, voici un échantillon des prises de position de deux combattants :
Pour le chanoine Cornou, si la liste de Concentration républicaine, dominée par les radicaux, arrive au pouvoir, ce sera l’étranglement de la liberté, de la paix sociale et de la France elle-même, de concert avec les partisans de l’Internationale, les camarades des Boches et les hommes de Moscou. Rien que ça !
L’avocat Le Bail, se croyant devant des jurés, est encore plus grandiloquent. Selon lui, si la droite dite sectaire, sous couvert de l’appellation trompeuse de liste d’Union républicaine, est élue, la République sera prise à la gorge. Il n’y aurait plus de liberté, gémit-il, plus de République. Mieux vaudrait tout de suite le déluge.
Alors, si montée des eaux il y a, n’est-il pas plus prudent d’embarquer au plus vite dans l’arche de Noé ? Cela tombe bien car l’action se déroule à Sainte-Marine, délicieux petit havre à l’entrée de l’Odet, écrit Le Progrès. L’étranger, séduit, sympathise d’emblée avec cette population de pêcheurs, marins hardis, paisibles et serviables.

Sainte-Marine.
Il ne s’agit pas de la foule attendant l’ouverture du bureau de vote,
mais d’une fête populaire devant l’Abri du marin
Mais le 11 mai 1924, à en croire le même journal, certains de ces marins vont se transformer en brutes féroces et aveugles. Pourtant, la journée de vote se déroule normalement à l’école communale où les électeurs sont invités à choisir entre cinq listes. Certes, des exaltés ont tenté à quelques reprises de rompre cette bonne entente, mais ils en ont été dissuadés par les notables présents, des vieillards dont toute l’existence s’est passée à faire du bien au pays et aux marins.
Ces paisibles citoyens sans défense sont les premières victimes de la centaine d’énergumènes qui, à dix-huit heures, envahissent la salle où le dépouillement va commencer. Aux cris de À bas les capitalistes ! À bas les buveurs de sang, les plus exaltés, échauffés par le démon de l’alcool, se jettent sur deux hommes âgés. L’un d’eux reçoit trois projectiles à la tête, un autre, croché par un fou furieux, est renversé à terre, et ne doit son salut qu’au bras secourable d’un paysan qui l’arrache à la bête. Vous avez bien lu à la bête.
Pour se dégager, un assistant doit menacer un des agresseurs avec un revolver. L’école neuve de Sainte Marine va-t-elle recevoir le baptême du sang ? On peut le craindre, mais des coiffes bigoudènes font leur entrée. Ce sont les malheureuses femmes de ces tristes individus qui, s’accrochant aux bras de leurs maris, cherchent à apaiser leur rage et les entraînent au dehors.
Effectué dans des conditions épouvantables, le dépouillement se termine tard dans la nuit. Chacun tente de recouvrer ses esprits, mais, fous furieux, les paysans disent qu’ils ne viendront plus voter avec les assassins.
Selon le journal clérical, le calme revient dès le lendemain à Sainte-Marine. Et le polémiste s’interroge pour comprendre comment des marins paisibles qui, depuis plusieurs années faisaient d’intéressants efforts pour se libérer de l’esclavage alcoolique, sont devenus des brutes capables de tout.
Le chanoine Cornou n’hésite pas à nommer le coupable, celui qui a ouvert les vannes de l’alcool électoral, qui a transformé des électeurs en de véritables apaches, hurleurs et assommeurs. Il s’agit du richissime banquier Maurice Bouilloux-Laffont, député sortant de gauche, maire de Bénodet, commune située sur l’autre rive de l’Odet. C’est le même homme qui, le 1er mai dans le journal Le Citoyen, a pris l’engagement de proscrire rigoureusement toute distribution d’alcool, tant au cours de la campagne que le jour du scrutin. Selon Le Progrès, le candidat a aussi menacé de sanctions les débitants de boisson s’ils enivraient des consommateurs. Et, la plume trempée dans du fiel, le chanoine porte la dernière estocade : Vous verrez qu’il s’en servira pour se faire nommer président d’honneur de quelque société de tempérance.
En relatant la journée électorale du 11 mai 1924, le journaliste catholique a-t-il menti sciemment et grossi quelques exactions ? S’est-il laissé emporter par sa haine contre les anticléricaux ?
Il n’évoque pas dans cet article à charge le lieu où se déroule l’élection : une salle de classe du groupe scolaire de Sainte-Marine. Louis Ogès et son épouse, en poste depuis l’ouverture en octobre 1922, doivent supporter les attaques du recteur Vincent Pédel qui mène une campagne acharnée contre cette nouvelle école du diable où garçons et filles reçoivent un enseignement de qualité, dans un cadre le plus agréable possible. Ainsi, le 11 mai 1924, les bagarres se déroulent dans une salle ornée de fleurs, de gravures, d’affiches et de guirlandes. La honte !
La semaine prochaine, je vous raconterai la même journée vue par Georges Le Bail, le candidat radical-socialiste. Nul doute qu’elle sera bien différente ! Ensuite, chacun pourra se faire une opinion.
Pierrick
Merci Pierrick. Très intéressant ce récit des élections de mai 1924...
L'alcool aidant, la guerre entre blancs et rouges était épique...et, il faut le dire, un peu poussée par la presse locale, une autre guerre, la " scolaire " alumentant les plumes...
En effet, propos à l'exagération démesurée, invectives, insultes voire coups... on retrouve des éléments que notre époque connait toujours, hélas ! Et le plus souvent venant des hommes, là aussi phénomène connu. Mais une grande différence : A l'époque le monde de nos aïeux se limitait un peu à la sphère du quotidien et à l'image que les plus instruits se faisaient de la vie politique décidée en haut lieu, via les journaux. Aujourd'hui l'information circule en temps réel ou presque, les médias sont multiples, et, au moins pour nous, occidentaux privilégiés, nos devrions être moins manipulables. Je vous entend rire... Mais d'où vient cette capacité à l'abrutissement généralisé, qui tourne à l'agressivité absolue, que l'on ne peut que consta…
Déjà, il y a un siècle, non pas la politique dans les médias, mais les médias des politiques. Toujours d'actualité. Les façades ont changé, mais pas les acteurs, ni le fond. Quant aux pauvres électeurs, ce sont eux qui tirent les marrons du feu, et les politiciens qui les mangent et s'en régalent. Vive la démocratie !
On ne s'ennuyait pas à Sainte Marine à l'époque ! 😂 Toutes proportions gardées, les empoignades verbales entre certains députés d'extrême gauche et d'autres d'extrême droite de nos jours, ne manquent pas de pittoresque. On attend impatiemment l'épisode 2 de Sainte Marine...
J'adore cet épisode et j’attends la suite pour comparer !