top of page

1906. Paysan contre marquis


Le paysan, c’est Auguste Chuto, mon grand-père. Ancien petit séminariste à Pont-Croix, il se destinait au service de Dieu, mais une demoiselle accorte, dont la famille possédait deux belles fermes à Penhars, l’en a détourné. Qu’importe, il a consacré sa vie à lutter dans des discours enflammés en breton contre la méchante république et les francs-maçons qui étaient à sa tête. La période plus que troublée a vu s’affronter cléricaux et laïques, Blancs et Rouges, partisans de l’école du Bon Dieu et de celle du diable. Tout un programme dans lequel mon grand-père a pris une part très active. Il avait du temps libre, cinq à six domestiques entretenant l’exploitation.


Le marquis, c’est René-Alexandre de Plœuc, propriétaire réactionnaire à Landrévarzec. À cette époque, il menait grand train avec sa femme et leurs deux filles au château de Kerambleis, une somptueuse propriété bâtie à Plomelin sur les rives de l’Odet.


Alors, quoi de commun entre le petit paysan d’une commune voisine de Quimper et ce marquis ?



Le Terfel en 1920 (Archives du Calvados) Source : Blog "La mer dans les bois"


Avant le dimanche 5 août 1906, ils ne se sont jamais rencontrés. En mars de la même année, Auguste a été prêter assistance aux paroissiens de Landrévarzec qui, avec acharnement, défendaient l’entrée de leur église aux forces de l’ordre. Le marquis ne s’est pas montré.


Mais revenons à ce fameux dimanche très ensoleillé. Auguste, accompagné par trois dames de la Ligue patriotique des Françaises, embarque sur le Terfel, un bateau automobile qui va du port de Quimper à Bénodet, charmante petite cité balnéaire. N’allez pas croire qu’Auguste est un bourreau des cœurs. Ses trois compagnes sont des dames très comme il faut et Auguste est amoureux de sa femme Josèphe, handicapée à vie à la suite d’une phlébite mal soignée.


Arrivés à Bénodet après une heure et quart de croisière où l’on a sans doute beaucoup évoqué les actions à mener contre les anticléricaux, nos quatre amis vont rendre visite au recteur. Celui-ci les retient si longtemps que, lorsqu’ils remontent sur le Terfel pour regagner Quimper, il n’y a plus qu’un banc de libre. Enfin, presque libre, car un individu se l’est approprié, prétendant qu’il attend des invités. Vous aurez deviné qu’il s’agit de notre marquis.


Bien que ces fameux invités ne soient pas arrivés quand le bateau quitte le port, de Plœuc refuse qu’Auguste et ses amies s’assoient à ses côtés. D’abord courtois, l’échange devient vif :

Auguste : Pour qui ces places ?

Le marquis : réservées, vous dis-je.

Auguste : mais enfin, pour qui et de quel droit ?

Le marquis : laissez-moi tranquille. 


Quelques mots d’oiseau sont échangés avant que le capitaine du Terfel n’intervienne et tente de calmer Chuto. Il lui assure que le marquis va descendre en cours de route, le château de Kérambleis où il habite se trouvant au bord de la rivière.




L'Odet . A gauche dans les bois, le château de Kerambleis (Plomelin), demeure à l'époque du marquis de Ploeuc. Aquarelle de Jean-Marie Misslen.

Auguste et ses compagnes en sont quittes pour rester debout une partie du trajet et l’incident est presque oublié à l’arrivée à Quimper. Aussi, grande est sa surprise, quand, quelques jours plus tard, Auguste lit sous le titre Paysan contre marquis, une lettre publiée dans "Le Réveil du Finistère", journal socialiste et violemment anticlérical :


Il s’est passé dimanche dernier sur le bateau revenant de Bénodet, un incident qui a mis en bonne humeur tous les passagers.

Chuto, l’ineffable Chuto, le grand commis-voyageur en breton de "L’Action libérale", s’est engueulé avec le marquis de Plœuc et n’a pas craint de retourner contre le noble seigneur la pieuse éloquence que le bon Dieu lui a donnée pour combattre et pourfendre les impies.

Il est même allé, ô scandale ! jusqu’à prétendre que l’or des paysans valait bien l’or des nobles !

Chuto, mon ami, vous allez vous faire excommunier.

Ce qu’il y avait de plus drôle là-dedans, c’était le silence résigné de M. de Plœuc.

Engueulé littéralement par un manant, le pauvre homme gardait une attitude piteuse qui faisait peine à voir. Ah ! Marquis, que les temps ont changé.

Signé : Un passager

 

Traité de manant, Auguste, royaliste de cœur, est furieux de servir ainsi de prétexte à une attaque de la presse de gauche contre la noblesse. Suivant dans un premier temps les conseils de la sage Josèphe, il ne s’abaisse pas à répondre.


Mais l’affaire prend des proportions inimaginables : se jugeant offensé par l’article du "Réveil du Finistère", de Plœuc prie deux témoins de demander au directeur du journal une rectification de l’article ou une réparation par les armes. M. Jouy, qui n’a visiblement nulle envie de quitter ce bas monde, publie la mise au point suivante : C’est par erreur que nous avons indiqué dans notre journal que M. de Plœuc avait été littéralement "engueulé" par M. Chuto. M. Chuto, ayant voulu prendre des places retenues et occupées sur le bateau Terfel par les invités de M. de Plœuc, s’en est vu empêché par ce dernier et par l’équipage. Voilà à quoi se réduit la chose. L’incident est clos.


Certainement pas, s’exclame Auguste qui, dans une très longue lettre au journal, exige un droit de réponse afin de mettre les choses au point. Comme l’ancien petit séminariste est le champion des digressions, "Le Réveil du Finistère" se contente d’en publier quelques extraits, agrémentés d’une conclusion qui est bien dans le style du personnage :  Voilà, monsieur, ce qui s’est passé entre M. de Plœuc et moi, à part quelques mots un peu vifs que vous avez traduits dans un langage peu économique par le mot « eng… » qui a failli vous procurer l’honneur de vous mesurer avec M. de Plœuc.

 

Auguste Chuto se souviendra longtemps de cette histoire qui, pour les uns, peut s’apparenter à un vaudeville et, pour les autres, à une banale lutte de classes. Lorsque, au début des années 30, le marquis, ruiné à la suite de mauvaises affaires, a quitté le château, le paysan de Penhars a dû se sentir vengé. Mais, cher grand-père, est-il convenable pour un ardent catholique de se moquer du malheur de son prochain ?

 

Prochain article dans 15 jours. J'ai déjà publié sur ce blog une trentaine d'articles. Si certains vous ont intéressé, allez sur https://www.lesarchivesnousracontent.fr/, descendez après "abonnez vous" et cliquez sur le cœur qui se trouve à droite de chaque article. Merci d'avance.


Pierrick

10 Comments


Patrice Petit de Voize
Patrice Petit de Voize
il y a 2 jours

Trés sympathique récit !

Like

Arnaud Le Page
Arnaud Le Page
Jan 12

Bien plus accessible et familière que la grande histoire livresque en effet ! Fort bien écrit aussi.

Like

Jean-Christophe Guéguen
Jean-Christophe Guéguen
Jan 11

J'adore les petites histoires dans la grande, cela la rend plus accessible.

Like

Carole Parole Parole Parole
Carole Parole Parole Parole
Jan 11

Tout est question de point de vue.

Cet article permet de voir que la presse n'a pas changé et que les articles des journalistes se heurtent à l'objectivité.


Like

Jean-marie Misslen
Jean-marie Misslen
Jan 10

Savoureuse cette anecdote d'altercation verbale entre l'éloquent Auguste, et ce pauvre marquis. L'orgueil de l'un qui se brise sur la vanité de l'autre, le terrien clérical contre la noblesse en fin de règne, c'est croquignolesque. Merci Pierrick (ci-dessous, le fameux chateau de Kerambleis du marquis de Plœuc, aux Vire-courts sur l'Odet, à mi-chemin entre Bénodet et Quimper)



Like
assosaintalouarn
Jan 11
Replying to

Merci Jean-Marie. J'ignorais cette nouvelle merveille. je vais la rajouter au post.

Like
bottom of page