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1893. Un drôle de bigame

 


En ce mois de janvier 1893, rares sont les passants qui s’attardent devant la porte de l’église de Langolen pour y lire les publications des bans de mariage.  Et pourtant ! L’annonce de la future union de Grégoire Le Marc’h et de Marie-Yvonne Courtois, veuve Lucas, mérite que l’on s’interroge. Ce Le Marc’h, est-ce bien le cadet d’une famille de cinq enfants, marié une première fois en 1874 à Anne Jaouen ?


Claude Moal, le recteur, ne le sait pas, mais il n’est là que depuis 1884. Noël Boulis, le maire, se souvient vaguement d’un être quelque peu faible d’esprit. Après un mariage célébré à Trégourez, commune de naissance de la mariée, Le Marc’h a déclaré la naissance d’un petit Alain en mars 1875. Depuis le couple a quitté Langolen pour, dit-on, habiter Quimper, près de la gare. Suite à la réception d’une demande de pièces d’état civil nécessaires pour un mariage, et pris sans doute par d’autres tâches, le cultivateur, nouvel édile, n’enquête pas auprès d’éventuels membres de la famille Le Marc’h. Il se contente de répondre qu’à sa connaissance Le Marc’h est marié et père de deux enfants.



Carte humoristique attribuée au peintre Holzer


Aucun habitant ne s’opposant à ce mariage, Le Marc’h va pouvoir convoler une seconde fois. Quel culot alors qu’Anne Jaouen, son épouse, est toujours bien en vie à Quimper ! Après lui avoir fait des enfants, son mari, devenu terrassier, est parti chercher du travail dans les Côtes-du-Nord et elle n’a plus de nouvelles de lui depuis deux ans. L’homme étant très porté sur la boisson, elle n’a peut-être pas envie qu’il revienne de sitôt au foyer.


Depuis novembre 1892, Le Marc’h est employé chez Yves Lancien, cultivateur et adjoint au maire de Plougonver. En échange de son travail et d’un maigre salaire, il est nourri et logé chez son patron. Marie-Yvonne Courtois, veuve Lucas, est également employée comme domestique. L’innocent Le Marc’h est bien le seul à ne pas se rendre compte que la veuve, déjà âgée de quarante-deux ans, a succombé aux charmes de son patron célibataire et qu’elle est enceinte de ses œuvres diaboliques, comme dirait monsieur le recteur s’il savait. Comme il est hors de question que l’Église et les électeurs l’apprennent, le peu scrupuleux Lancien imagine un subterfuge. Ignorant que Le Marc’h est déjà marié, il décide de lui faire épouser sa maîtresse avant l’accouchement. Il se débarrassera ainsi de la femme, de l’enfant et du domestique. C’est une affaire rondement menée !


Comme le temps presse et que le ventre de la femme Courtois s’arrondit, il est urgent d’agir. Se faisant passer pour Le Marc’h, il écrit à la mairie de Langolen pour obtenir les papiers nécessaires, fait boire plus que de raison son domestique plusieurs jours de suite et lui suggère avec insistance d’épouser Marie-Yvonne. Pourquoi Le Marc’h refuserait-il ? Abruti par les quantités d’alcool [pc1] ingurgitées, il ne sait plus qu’il a déjà une femme et des enfants à Quimper. Comme sa future ne lui déplaît pas, il accepte et se rend le 3 janvier 1893 à la mairie de Callac en sa compagnie et celle d’Yves Lancien pour faire publier les bans. Ah ! le bon patron qui souhaite faire le bonheur de ses domestiques ! Toujours entre deux ou même trois vins, Le Marc’h, croyant qu’il vient de se marier, s’étonne qu’on ne fasse pas bombance. De plus, sa nouvelle femme est rentrée chez elle après la cérémonie. Quelle triste nuit de noces !


Au petit matin, dégrisé, Le Marc’h se souvient soudain avec effroi qu’il est déjà marié depuis 1874. Même s’il ignore sans doute le mot bigame, il sait qu’il a mal agi et il décide de fuir, de quitter au plus vite Plougonver sans même réclamer les deux mois de gages qui lui sont dus. Où se rend-il alors ? Le dossier d’instruction n’étant guère précis, on peut supposer qu’il ne tarde pas à rentrer à Ergué-Armel où habitent désormais sa femme et ses enfants. Il se garde bien de leur raconter son incroyable mésaventure.


Entre-temps, Yves Lancien s’est mis en quête d’un autre pigeon pour convoler avec la future mère. Le 27 janvier, elle épouse à Callac Joseph Le Guen et, le 22 mai 1893, elle accouche d’un garçon qu’elle prénomme Yves. Il n’y a plus de doute possible sur l’identité du père, d’autant que celui-ci est témoin à la mairie !


Ce n’est que fin décembre 1893 que Noël Boulis, maire de Langolen, semble se souvenir de la curieuse demande de Grégoire Le Marc’h. Pourquoi ? A-t-il craint d’être accusé de complicité de bigamie, ayant envoyé les actes d’état civil demandés ?  Le mystère reste entier ! Il alerte le parquet qui, aussitôt, diligente une enquête pour bigamie.


Convoqué au commissariat de Quimper le 8 janvier 1894, Le Marc’h nie avoir travaillé à Plougonver avant de se rétracter. Il avoue son coup de folie, ce second mariage avec la femme Courtois. Yves Lancien l’avait fait tellement boire ce jour-là et les jours précédents, qu’il ne savait plus ce qu’il faisait ! Il reconnaît volontiers que son patron n’a pas eu à le pousser pour engloutir tellement d’alcool. Mais il se demande encore pourquoi il lui a fait épouser cette femme qu’il connaissait depuis si peu de temps. S’exprimant en breton, celui qui ne sait ni lire, ni écrire, se bat la coulpe. Que va dire sa femme quand elle va apprendre qu’il est accusé de bigamie et emprisonné ? Sa mère, devenue mendiante après le décès de son époux, est heureusement partie rejoindre ce dernier.


Le 9 janvier 1894, le juge d’instruction lui annonce que le crime de bigamie est passible des travaux forcés avant de le faire enfermer à la maison d’arrêt où ordre est donné au gardien en chef de le recevoir et de le garder en dépôt jusqu’à nouvel ordre.


Pendant que, dans sa cellule, le détenu médite sur son triste sort, la justice travaille. Yves Lancien, interrogé à Plougonver, ment effrontément. Il nie avoir enivré son domestique qui, selon lui, voulait épouser la femme Courtois. Il déclare avoir été fort étonné du départ précipité de Le Marc’h, dont il ignorait la condition d’homme marié.


Questionné, le maire de Plougonver affirme qu’il n’y a pas eu mariage. Peut-être à Callac, d’où vient Marie-Yvonne Courtois ? L’édile de cette commune répond qu’il y a eu seulement une publication de bans. Le procureur de Guingamp écrit au juge d’instruction quimpérois : Dans cette région, les illettrés désignent sous le nom de mariage le fait de prendre des mesures en vue des publications


Le 20 janvier, dans le bureau du juge d’instruction, Le Marc’h est interrogé une nouvelle fois. Les échanges, dignes de Kafka, méritent d’être reproduits ici dans leur intégralité :

Q : il résulte de l’enquête que vous avez bien fait faire des publications à fin de mariage avec Marie-Yvonne Courtois mais que ce mariage n’a pas eu lieu !

R : oui, je suis allé devant le maire pour faire des publications mais le mariage n’a pas eu lieu.

Q : Pourquoi ne vous êtes-vous pas expliqué sur ce point dès le début ? Vous auriez ainsi évité toute détention préventive.

R : J’ai été fiancé mais je n’ai pas été marié. Je n’ai pas su m’expliquer.


Le juge et l’interprète ne s’expliquent pas non plus la stupidité de cet homme qui, le non-lieu prononcé, quitte la prison au bout de onze jours d’enfermement. Comment Anna Jaouen, son épouse, l’accueille-t-elle à son retour au foyer ? Cette histoire rocambolesque est connue de tout le voisinage qui en fait des gorges chaudes. Est-ce pour cette raison que la pauvre femme décède le 16 septembre de la même année, à l’âge de trente-huit ans ?


Grégoire Le Marc’h la rejoint le 14 février 1907. Il a cinquante-cinq ans et on ne lui connaît pas d’autre aventure. Celle-là suffit amplement, ne trouvez-vous pas ?


Sources : A.D.F 16 U 6 23,  Base de données RECIF du Centre généalogique du Finistère, Filae.

Un grand merci à Annick Le Douget qui a évoqué cette affaire dans le livre "Étonnants imposteurs" (2022).

 

 Pierrick


 

    

2 Comments


nogrel.charlie
Oct 13

Est-ce qu'aujourd'hui encore le "crime" de bigamie conduirait à une détention provisoire ? Je ne le pense pas...

En tout cas, encore une histoire édifiante ! Autre temps, autres mœurs !

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Jean-marie Misslen
Jean-marie Misslen
Oct 12

Incroyable histoire d'imposture et surtout d'inculture de la part d'un pauvre bougre qui ne savait plus à quel saint(...sein) se vouer... avec la complicité des approximations des édiles, de la justice et du clergé de l'époque...

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