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Un corbeau noir en soutane

  • assosaintalouarn
  • 26 sept.
  • 5 min de lecture

 


Il grogne, il tempête, il fulmine, notre brave Jean-Yves Piriou. Mais qui peut entendre ce garde champêtre assermenté, qui préfère être appelé sergent de ville ? Il est déjà 8 heures du soir en ce 12 septembre 1886 et Marie-Louise, son épouse, va encore s’inquiéter. Quel métier ! Ah, s’il y avait moins de malfrats et de canailles à Quimper, il ne serait pas là à rédiger à cette heure tardive un procès-verbal à la lumière blafarde d’une bougie. Et tout cela pour un salaire de misère.


Depuis tôt ce matin, il enquête sur une affaire qui, loin d’être criminelle, pourrait faire parler. C’est pourquoi son chef lui a recommandé la plus grande discrétion. Mais tous les habitants de la populeuse rue Neuve sont déjà au courant. Pensez donc, on a vu le sieur Piriou entrer ce matin au 19 chez Jean Conan, journalier. Qu’a-t-il encore fait le bougre ?


Le garde champêtre y trouve Jean et son fils Alain, 16 ans. Ce dernier est au lit et le docteur Dupont finit de l’examiner. Entre deux gémissements et des pleurs, l’écolier raconte son histoire. Et quelle histoire !


La veille, vers deux heures de l’après-midi, derrière le champ de manœuvre du régiment d’infanterie situé en haut du mont Frugy, il ramasse des glands en compagnie de quatre petits voisins, lorsqu’il voit passer un groupe de frères des écoles chrétiennes. Il crie en leur direction : Corbeaux noirs. Chez lui, il a souvent entendu son père approuver la politique anticléricale du gouvernement franc-maçon et critiquer l’Église, mais pourquoi profère-t-il cette insulte ? Comme il est plus âgé que ses camarades, il veut sans doute montrer qu’il est le chef et qu’il n’a peur de personne, surtout pas de ces hommes qui lui paraissent sinistres.



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L’un des frères, le nommé Étienne Tromelin, en religion frère Colme, 22 ans, se précipite vers lui et Alain, prenant peur, court à travers champs pour lui échapper. Le frère qui a quitté son chapeau et sa soutane, le rejoint dans le deuxième champ, le pousse et le fait tomber. De rage, il s’acharne sur lui, lui donne deux gifles et lui tire les cheveux. L’enfant, à terre, hurle et se plaint d’une grande douleur à la jambe droite, tandis que l’ecclésiastique, visiblement calmé, va à la rencontre des autres enfants.


Il demande au jeune Germain Cosfas, 8 ans, le nom de son camarade. Celui-ci dénonce Alain puis quitte les lieux avec les autres garnements, sans s’occuper du sort d’Alain qu’ils ne voient plus.


Vers 9 heures du soir, Marie-Jeanne Jaouen, femme Conan, regrattière, s’inquiétant de ne pas voir revenir son fils, interroge le jeune Cosfas. Suivant ses indications, accompagnée de son mari et de trois voisines, elle retrouve son fils toujours allongé par terre dans le champ. Comme il dit ne pouvoir marcher, il est mis dans un drap trouvé au village voisin et porté ainsi jusqu’à la rue Neuve.  


Le garde champêtre interroge ensuite les autres garçons qui confirment qu’Alain a injurié les frères et que l’un d’eux l’a poursuivi.


Il se rend ensuite au pensionnat Sainte-Marie, rue de Kerfeunteun, d’où aucun frère n’est sorti hier.  Par contre, à l’école de la rue de Brest, il retrouve le dénommé Tromelin, celui qui aurait battu le jeune plaignant. Sa version est bien différente, on s’en doute.


Après que lui et ses compagnons ont été traités de corbeaux noirs, il a quitté chapeau et pardessus avant de s’élancer à la poursuite du plus grand des gamins. Bien vite, celui-ci a disparu et le frère a abandonné la poursuite, se contentant de demander le nom de l’insulteur à ses camarades. Il insiste sur le fait qu’il n’a pas touché à l’enfant.


Jean-Yves Piriou ne sait que penser de cette histoire. Mais d’ailleurs, pourquoi ce dévoué serviteur de la République devrait-il penser, alors que l’on ne lui demande pas son avis ! Il clôt son procès-verbal avant de le transmettre à monsieur le procureur de la République qui jugera ce qu’il en dépendra.


Quelques jours plus tard, le commissaire de police Bastide se rend rue Neuve. En le voyant arriver, de nombreuses filles de petite vertu se cachent, quelques débits de boisson se vident de leurs occupants et la rue, d’ordinaire si bruyante, devient étrangement calme. Mais le policier n’est pas là cette fois pour effectuer une descente dans cette voie si mal famée.  Il vient interroger l’enfant Conan qui est toujours alité. Celui-ci, impressionné, bredouille et se contredit à plusieurs reprises.  Le policier, qui a peut-être reçu la consigne de ne pas faire de vagues, constate que Conan a pu parfaitement disparaître aux yeux du frère qui le poursuivait. Le deuxième champ, comme le premier, longe le chemin Saint-Laurent, mais on peut supposer que Conan, trouvant un passage ayant accès dans ce champ, a tourné à gauche et s’est trouvé tout de suite masqué par la haie qui sépare les deux champs. Il a échappé ainsi à la vue de son poursuivant.


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Rue Neuve. Émile Vernier (1829-1887)

Actuelle rue Jean Jaurès

 

Il n'y a rien d'étonnant que, vu la pente rapide et les longues herbes du deuxième champ, Conan soit tombé et se soit fracturé la jambe.


Pour le policier, la version de l’ecclésiastique est donc vraisemblable, d’autant que les autres enfants affirment maintenant qu’ils n’ont pas entendu leur camarade crier et que l’absence du frère a été de courte durée. Voila qui arrange bien le commissaire. L’époque est déjà assez troublée et il est inutile d’en rajouter en inculpant un serviteur de Dieu et ainsi fâcher l’évêque. Il remet le dossier au juge d’instruction qui organise une confrontation entre le frère et le jeune garçon. Le premier reste sur ses déclarations, précise qu’avant de poursuivre Alain, il n’a pas abandonné sa robe, mais seulement son manteau. De son côté, la prétendue victime affirme au juge qu’elle n’est pas tombée accidentellement.


Le médecin de l’hospice civil déclare qu’Alain Conan souffre d’une fracture simple du tibia droit, mais il ne peut dire si la fracture provient d’une chute provoquée ou accidentelle.


Moins d’un mois après les faits, le juge d'instruction prononce un non-lieu. Le dossier est sans doute brûlant. Malgré les coups de boutoir qu’il doit encaisser, le parti clérical est encore puissant et ce ne sont pas des petits voyous de la rue Neuve comme Alain Conan qui vont déstabiliser une république qui n’a pas besoin d’une énième lutte stérile. Alors, que s’est-il vraiment passé en haut du mont Frugy ?


Le plus triste de cette affaire : le 13 novembre 1888, Alain Conan, journalier, est décédé chez ses parents au 19 de la rue Neuve. Il n'avait que 18 ans. Le lendemain, les obsèques de la brebis égarée sont célébrées en la cathédrale Saint-Corentin. Il se dit que sur sa tombe, les soirs de pleine lune, un corbeau noir vient parfois se poser.


On raconte vraiment n’importe quoi  et, à l'avenir, le frère Colme, alias Étienne Tromelin, évitera de croiser des petits perroquets…  


Dernière minute : Étienne-Marie Tromelin, né à Guéméné-sur-Scorff (Morbihan) le 1er janvier 1864, est mort pour la France le 27 septembre 1915 dans la Marne. Capitaine du 30e régiment d'infanterie, il était chevalier de la Légion d’honneur. Ô surprise  : il laisse une veuve épousée à Grenoble en 1908, Françoise Bazinet.


Je ne sais à quelle date ce frère des Écoles chrétiennes a jeté son froc aux orties, renonçant ainsi à l’état ecclésiastique et à l’éducation des jeunes écoliers, parfois irrévérencieux.


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5 commentaires


Magdeleine Fougeray Le Brun
Magdeleine Fougeray Le Brun
12 oct.

Mais quelle histoire !!!

Un "frère à quatre bras" défroqué, une rivalité entre cléricaux et anticléricaux, une évocation bien vivante de "Notre Vieux Quimper", Mont Frugy et rue Neuve…

Quel régal que cette lecture en ce dimanche matin.

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maryse.daudenet
12 oct.

Passionnant ! Et cela nous permet de découvrir ce site fourmillant d’anecdotes bien réelles, d’histoires savoureuses ! Un grand merci 👍🏻

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assosaintalouarn
12 oct.
En réponse à

Merci à vous également. Grâce à de tels commentaires, je continue.

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nogrel.charlie
28 sept.

Décidément cette question de religion/laïcité s'insinuait dans les moindres recoins de la vie quotidienne bretonne même dans celle des enfants... Merci Pierrick de nous le faire vivre d'aussi près !

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colette.boulard
26 sept.

J'ai eu quelques difficultés techniques, pas encore comprises, pour déposer ici un commentaire. GRRRR l'informatique....... Si mon "ben" plutôt que "bien" relève de la coquille et non du patois, le mot enfants souligné est une étrangeté indépendante de ma volonté. C'est ben vrai, ça !

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