Une femme de tête et de cœur
- assosaintalouarn
- 18 avr.
- 7 min de lecture
Grâce à deux articles parus sur ce blog en novembre 2024, vous avez pu découvrir les belles lettres d’amour, joliment fleuries, que Louis-René Thomas (Penhars) adressait en 1863 à sa future épouse Marie-Anne Cosmao (Plogonnec). C’étaient mes arrière-grands-parents.
Pour découvrir ou relire ces articles :
Je vous avais promis une suite à cette belle histoire racontée dans le livre Bien aimée Marie-Anne, ouvrage épuisé. (Je cherche un professionnel qui pourrait transformer en e-book mes titres épuisés).
Si dans le livre, j’ai confié la plume à Louis-René, cette fois je la cède volontiers à Marie-Anne. Ainsi, pas de jaloux !
En août 1867, Louis-René a été nommé maire de Penhars par le préfet du Finistère. Il fallait trouver un successeur à Gustave Briot de La Mallerie, qui venait de démissionner avec fracas, après son échec à l’élection du conseil d’arrondissement. Le représentant de l’État a écrit au ministre que mon époux était un homme intelligent, capable, d’une conduite parfaite et très aimé dans la commune. Certes, mais je n’ai pas vu d’un bon œil cette nouvelle charge qui allait l’éloigner des travaux de notre ferme.
Mon beau-père qui vivait avec nous à Kerviel était jaloux de cette nomination, car jadis, maire de Penhars, il avait été démis de ses fonctions avec un motif peu glorieux : incapable et enclin à l’alcoolisme. Il n’a pas facilité la tâche à Louis-René qui a beaucoup fait pour la commune malgré des caisses bien vides. Mon époux s’est vite rendu compte qu’il n’était qu’un tout petit rouage dans l’administration du gouvernement. Il a dû convoquer plusieurs fois les contribuables les plus imposés de la commune pour leur demander de voter des taxes additionnelles. Combien de nuits blanches a-t-il passées après avoir bataillé contre les habitants qui rechignaient à accomplir ou à payer des journées de prestations sur les chemins si dégradés ? Et quand le préfet a refusé une légère augmentation de l’octroi sur l’alcool, le vin, le cidre et la bière, seuls les ivrognes et les cabaretiers ont été satisfaits.
Après avoir acheté en adjudication la ferme de Kervalguen, bien possédé par la famille Thomas depuis longtemps, Louis René a abusé de ses forces. Aux prises avec les soucis de la commune (une église prête à s’écrouler, un presbytère qu’il fallait finir de payer, certains conseillers qui ne savaient même pas signer et toujours les railleries de son père) il a donné sa démission au début de l’année 1873. C’était pour lui un échec et il a vite repris son poste. J’étais très fatiguée à cette époque, venant d’accoucher de notre troisième fille.
En mai 1875, alors que Dieu venait de rappeler prématurément à lui notre petit Pierre-Louis né en janvier, j’ai eu mon heure de gloire au concours régional agricole. Sous la halle de Quimper, j’ai reçu une médaille d’or pour mon beurre.
Le 17 mars 1879, Marie-Josèphe, notre cadette, a eu la lourde tâche d’aller mettre en deuil toutes les ruches du courtil, en y attachant des morceaux de tissu noir. Vous avez compris, Louis-René s’en était allé. Quelques jours auparavant, il avait voulu présider le conseil municipal, mais épuisé, il n’avait pu rester jusqu’au bout des délibérations. Il n’avait que quarante ans et le vibrant hommage du recteur Le Guen devant une assemblée fort recueillie, n’a pas adouci mon chagrin.
À trente-trois ans, je me suis retrouvée seule avec quatre enfants mineurs et deux fermes importantes à gérer. C’est alors que mon beau-père a émis la prétention de diriger désormais la maison, mais je ne me suis pas laissé faire. Pourquoi ce Dieu que je vais si souvent prier à la messe basse, est-il si cruel ? Pourquoi n’a-t-il pas ordonné à l’Ankou de venir chercher le vieux père, ivre du matin au soir, plutôt que son fils qui ne faisait guère d’excès ?

Marie-Anne Thomas à Kerviel (Penhars) avec deux de ses filles,
ses gendres et ses six petits-enfants
M. Briot de La Mallerie qui avait soutenu mon mari dans la gestion communale, a accepté de redevenir maire malgré ses soixante-sept ans. Ancien officier de marine, il avait repris du service en 1870, en s’engageant, après la chute de Napoléon III, dans la légion des Volontaires de l’Ouest. Fait prisonnier à la bataille de Patay, il en était revenu, auréolé de gloire, et ses opposants politiques avaient salué la bravoure de ce républicain.
Ce richissime propriétaire terrien, président de la Société d’Agriculture de Quimper, m’a beaucoup soutenue, m’encourageant à participer à de nombreux comices agricoles où j’ai été très souvent récompensée. Avec, entre autres, un premier prix obtenu à Brest en 1884.
Je me remémore avec émotion un évènement incroyable qui s’est déroulé l’année suivante. Il mérite que je vous le raconte avec force détails, ma modestie dût-elle en souffrir.
Ce jeudi 12 février 1885, l’ambiance était à la fête dans le petit bourg de Penhars. Les cloches de la vieille église Sainte-Claire carillonnaient à toute volée, les drapeaux flottaient au fronton des deux écoles, et nombreux étaient les badauds qui attendaient les hôtes de marque annoncés. "Le Finistère" a écrit à juste titre : Dame, il s’agit d’un événement bien important qui fera époque dans les annales, non seulement de la commune de Penhars, mais aussi dans celles de toute la région.
Je n’avais jamais vu autant de gens importants à Kerviel. Depuis plusieurs jours, nous avions briqué la maison et les abords. À l’étable et à l’écurie, les animaux n’avaient jamais été aussi propres et le coq avait été prié de nous réveiller avec une heure d’avance. Il fallait faire une ultime inspection avant la visite de M. Reboul, préfet, de M. Astor, maire de Quimper, de nombreux notables et du conseil municipal au grand complet. Tous ces messieurs, après un passage dans les deux écoles, ont envahi la salle de Kerviel. Le préfet, après avoir rendu hommage à une excellente femme, honorée pour les travaux et améliorations apportés par elle sur son domaine, a attaché sur ma poitrine la précieuse croix du Mérite agricole et m’a donné l’accolade. Imaginez mon trouble. J’étais, paraît-il, plus rouge qu’une pivoine, et plus encore quand j’ai appris que j’étais la première Française à être nommée chevalière de ce nouvel ordre prestigieux.
D’une voix bien tremblotante, j’ai remercié brièvement M. Reboul, puis tous ces messieurs ont fait honneur au lunch campagnard au champagne. Ce n’est qu’au bout de deux heures, après beaucoup d’échanges fort gais en breton et en français, que tout ce beau monde a pris congé. Une seule légère ombre à cette journée mémorable : mon beau-père qui n’a pu s’empêcher de dire quelques bêtises. Je l’avais pourtant dûment chapitré.

Le ministre de l’Agriculture (Jules Méline) confère la croix du Mérite agricole à
Mme veuve Thomas, née Cosmao Marie-Anne, le 11 mars 1885
J’ai gardé précieusement les journaux qui ont relaté cet événement. Le journal "Le Finistère" s’est réjoui : Quelle meilleure preuve de la sollicitude du gouvernement de la République pour les intérêts des cultivateurs. Comme l’opposition ne pouvait laisser passer un tel satisfecit, "L’Union monarchique", tout en me félicitant, a ironisé sur cet ordre dit du poireau, symbole du pot-au-feu. Outré, "Le Finistère" a riposté en défendant la nouvelle décorée, qui ne faisant pas de politique, représente la laborieuse population qui féconde le sol breton.
Il faut donc que la politique s’immisce partout. Quelle époque !
Après avoir par la suite remporté de nombreuses récompenses, j’ai été admise au grade d’officier en juillet 1893. M. Briot de La Mallerie, sans doute pas étranger à cette nouvelle distinction, nous a quittés en 1898 et j’avoue l’avoir pleuré.
Aujourd’hui, à soixante-cinq ans, en relisant ces lignes, je me rends compte que je n’ai guère parlé de mes trois filles, richement dotées et bien mariées, de mes petits-enfants que j’adore, et des deuils qui nous ont durement frappés. Mon mari était républicain, mais j’ai très mal vécu la chasse aux sorcières du gouvernement anticlérical et franc-maçon contre l’Église et les sœurs des écoles libres. Malgré mon âge et ma condition de rentière, je mène toujours une vie active et, lorsque je parcours le domaine, malheur aux domestiques qui préfèrent se reposer à l’ombre d’un pommier plutôt que de travailler. J’avais pensé que mon gendre, Auguste Chuto, aurait été à même de gérer Kerviel, mais, Blanc plus blanc que blanc, il préfère discourir contre les Rouges. Sa femme, Josèphe, handicapée à la suite d’une phlébite mal soignée, m’aide à confectionner notre beurre, si réputé qu’il trône sur les plus grandes tables, jusque dans le Midi.
Épilogue
Le 9 décembre 1911, Marie-Anne Cosmao, veuve Thomas, dans sa passion depuis la veille, est partie à l’aube rejoindre son mari et quatre de ses enfants. Après le passage si redouté de l’Ankou, le balancier de l’horloge de Kerviel s’est arrêté, la glace et les rares miroirs de la maison recouverts d’un voile. Depuis la veille, dans une chambre parée, un cierge bénit allumé, ses trois filles et des voisines récitaient à haute voix les prières des agonisants. La malade n’a pas eu la force de se confesser au recteur venu apporter le Bon-Dieu. Qu’importe, quels péchés aurait pu avouer cette bonne chrétienne ? Tout juste un léger sentiment d’orgueil quand le préfet est venu jusqu’à sa ferme en 1885 pour fêter la première Française à être décorée du Mérite agricole.
"Le Finistère" est revenu sur la vie exemplaire de cette femme de bien et Le "Progrès du Finistère" a évoqué une femme de tête et de cœur qui a supporté la maladie avec une résignation chrétienne.
Aujourd’hui, Louis-René et Marie-Anne reposent dans un caveau du cimetière de Penhars, la commune qu’ils ont tant aimée. En 1863, au soir de leur mariage civil, il lui avait écrit : Bien-aimée Marie-Anne, nous voilà unis pour toute la vie et rien ne peut plus nous arracher l’un à l’autre.
Même pas la mort. Alors, passons notre chemin et laissons-les dormir.

Caveau de la famille Thomas au cimetière de Penhars
Sources
Les journaux : "Le Finistère", "Le Progrès du Finistère"
Mes livres : IIIe République et Taolennoù, Auguste, un Blanc contre les Diables rouges, Bien-Aimée Marie-Anne.
La base RECIF du Centre généalogique du Finistère (C.G.F.)
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Quelle femme !
Et bonne idée que de la faire s'exprimer ainsi...
Les hommes ne sont que de passage, les femmes, dans leur ombre, assurent la continuité et la transmission. Mettons-les en lumière !
Magnifique ! De nombreux maires recherchent des noms pour féminiser les rues de leur communes. Je note le sien pour en parler à nos élus.