Un bal clandestin gâché
- assosaintalouarn
- 2 mai
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Dernière mise à jour : 3 mai
En juin 1943, j’avais quinze ans et, malgré un climat assez pesant, j’étais assez insouciant, ne pensant qu’à m’amuser, danser et faire la fête. Mon père étant prisonnier en Allemagne, ma mère était trop occupée à gagner de quoi faire vivre ses quatre enfants et elle me laissait beaucoup de liberté. J’en profitais et même j’en abusais.
À Vichy, le maréchal Pétain prônait une jeunesse forte, saine de corps et d’esprit. Ma mère avait placé sur le buffet de la cuisine le portrait du grand homme, acheté cinq francs. À côté se trouvait un discours imprimé, encadré de lauriers bleus et d’une francisque tricolore. Je me souviens encore d’une maxime : Le plaisir abaisse, la joie élève. Tout un programme !
Multipliant les arrêtés et les mises en garde, le préfet du Finistère traquait les danseurs et les musiciens. Il était, selon lui, déplacé et outrageant de s’amuser alors que tant de familles souffraient. C’était également l’opinion de notre évêque, Mgr Duparc, en croisade depuis si longtemps contre la danse. Ma sœur m’a raconté les sermons du recteur qui n’hésitait pas à menacer les jeunes des flammes de l’enfer.

Ce terrible abbé qui voyait le mal partout voulait-il que nous vivions comme des moines, dans l’attente de jours meilleurs ? Des fourmis dans les jambes, nous sommes alors rentrés en clandestinité. Une clandestinité bien relative par rapport à tous ceux qui, plus âgés, se cachaient pour ne pas partir travailler en Allemagne. Au péril de leur vie, certains de ces réfractaires se joignaient à nous dans les bals clandestins qui se tenaient dans des bistrots, des granges, des champs ou même sur la route devant des maisons. C’étaient des plaisirs fugaces, souvent interrompus par l’arrivée des gendarmes, les procès-verbaux et la confiscation de l’instrument ou du pick-up.
Curieusement, les Allemands, aimant faire la fête, étaient bien plus tolérants, à condition qu’il n’y ait pas de grand rassemblement. Alors, ils s’énervaient et pouvaient même faire usage de leurs armes.
C’est ce qui s’est passé dans la nuit du 20 au 21 juin 1943. Aujourd’hui, malgré mon grand âge, je m’en souviens très bien et j’en fais encore des cauchemars.
Ce bal, prévu semble-t-il de longue date, a eu lieu à la suite du pardon annuel de la chapelle de la Trinité à Melgven. Nous savions qu’Hervé de Kerguélen, maire, était farouchement opposé à ces débordements qu’il nommait un sale commerce de débauche de la jeunesse. Mais le canton ne disposant que de quatre gendarmes, les bals interdits y étaient très fréquents.
Avec un groupe d’amis, nous sommes arrivés sur les lieux vers dix heures du soir. Dans le vaste champ, proche du moulin de Coatfont, il y avait déjà de nombreux danseurs, près de cinq cents, paraît-il. À l’entrée, Mme Bourhis, la meunière, et sa sœur nous ont fait payer un droit d’entrée de dix francs par personne. Il a fallu ensuite donner quelques sous à une quête pour payer les musiciens. Yves Richard, un accordéoniste de Rosporden, et Tino Cappellini, un joueur de banjo, n’ont pas ménagé leurs efforts. La nuit était belle, les leçons de morale du vieux maréchal étaient bien oubliées et nous nous amusions bien.
Peu avant minuit, à notre grand regret, les musiciens ont rangé leurs instruments. Alors que certains participants commençaient à quitter le champ et que beaucoup d’autres continuaient de danser, nous avons entendu un coup de feu. Nous ne nous sommes pas inquiétés jusqu’au moment où les partants ont reflué vers le champ, poursuivis par des allemands. Ceux-ci ont cerné le champ et intimé l’ordre de ne pas bouger, mais paniqués, certains danseurs ont voulu s’enfuir. J’ai entendu deux ou trois sommations, puis les soldats ont commencé à tirer sur les fuyards.

Un jeune homme qui avait enfourché sa bicyclette a été touché, d’autres, plus légèrement blessés, ont réussi à s’enfuir. Mais deux sœurs, Euphrasie et Jeanne Moysan, ne se sont pas relevées. Blessées grièvement aux jambes, elles ont été transportées au moulin. Le maire a été réveillé, mais n’ayant pas d’essence, il a réquisitionné la voiture d’un négociant afin de conduire les deux jeunes filles à la clinique Bodolec de Quimper.
Quelle triste fin de soirée ! Leurs méfaits accomplis, les occupants sont partis sans interpeller aucun d’entre nous. Je me demande encore aujourd’hui ce qui leur a pris. Cherchaient-ils des maquisards ? Étaient-ils jaloux de nous voir nous amuser ?
Je ne sais si les journaux en ont parlé, mais l’affaire a fait grand bruit à Melgven et dans les communes environnantes. On m’a dit qu’Euphrasie a dû être amputée d’une jambe. Les gendarmes ont enquêté sur les organisateurs, chacun se renvoyant la balle. Si les deux musiciens ont prêté leur concours, heureux de gagner quelques francs, Mme Bourhis et sa sœur étaient bien les responsables malgré leurs dénégations. Le maire a réclamé des emprisonnements et de lourdes amendes contre tous ceux qui faisaient danser, loueurs de salles et musiciens, mais il s’est bien gardé de critiquer les Allemands...
Échaudé par cette triste histoire, je n’ai plus dansé avant le 14 juillet 1945, mais depuis, je ne me suis plus arrêté. Ma femme prétend que ce sont plutôt les symptômes de la danse de Saint-Guy. Quelle mauvaise langue !
Jean-François X, 15 avril 2017
Sources : Archives départementales du Finistère. 200 W 306
L'évêque et les danses kof ha kof (ventre à ventre), Pierrick Chuto. 2023. Association de Saint-Alouarn.
Pour en savoir plus sur la croisade de Mgr Duparc, évêque du diocèse de Quimper et Léon entre 1908 et 1946, lisez un ouvrage magnifiquement illustré par une trentaine d'aquarelles originales de Jean-Marie Misslen.

Merci Pierrick pour ce récit intéressant du passé local.
histoires d'hier, histoires d'aujourd'hui - agréables moments ces quelques lignes - merci👍
C'est un plaisir de lire ce récit très vivant. Le préfet et Mgr Duparc, de tristes sires.
article très intéressant merci M.Chuto
C.Ditiere👍
De nos jours, danser semble moins irrésistiblement attirant: les " boîtes de nuit ferment les unes après les autres ... Mgr Duparc manquerait d'occupation !😥