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Auguste, l’empêcheur de tourner en rond

Pour ce nouvel article, je tente un texte plus long. N’hésitez pas à me donner votre avis.

Il est directement inspiré de mon premier livre Le maître de Guengat publié en 2010 et épuisé depuis longtemps.

En faisant des recherches généalogiques, je suis tombé sur cet ancêtre au fort tempérament qui fut maire despote de Guengat de 1846 à 1871. Nommé par le préfet, il a connu quatre régimes : Louis-Philippe, la 2e République, Napoléon IIIe et le début de la 3e République.

Son histoire peut ressembler à un roman, mais j’ai préféré en faire un récit historique. Mon « héros » n’a jamais supporté que quelqu’un (recteur ou instituteur) soit au-dessus de lui.

Je vous raconte aujourd’hui ses démêlées avec les élections municipales.

 

  

Pierre Auguste Chuto, dit Auguste, mon trisaïeul, devenu l’homme le plus imposable de Guengat grâce à son second mariage en 1834 avec la fille du propriétaire du manoir de Saint-Alouarn, aspire à être maire. Pour cela il faut déjà être conseiller municipal.


Élu en novembre 1834, il n’est guère apprécié et, au renouvellement de juin 1840, les électeurs le lui font savoir en ne lui accordant que 16 voix au premier tour, alors qu’il en faut 21. Au second tour, il ne recueille que 4 voix. Furieux, il réclame l’annulation, aucun électeur n’ayant été admis à prêter le serment prescrit avant de voter. En outre, certains conseillers ne peuvent l’être car ils ont déjà des frères ou des parents au degré prohibé dans le conseil.


L’élection annulée, Auguste essuie encore un échec à celle du 26 juillet. Qu’à cela ne tienne, il écrit de nouveau au préfet car, selon lui, le maire a accumulé les erreurs. Il n’a pas cité au début les textes régissant les élections. Il a dit que les bulletins devaient être écrits par les scrutateurs avant de se rétracter devant les protestations du sieur Chuto.


De plus, des élus ne peuvent l’être car ils sont parents. Le maire Le Quéau se défend comme il peut. Il reconnaît des maladresses, mais ajoute : J’ai l’honneur de vous faire connaître, monsieur le Préfet, que la plupart des électeurs ont dit que si le sieur Chuto venait cette fois protester contre l’élection, qu’ils ne seraient plus venus aux élections. D’autres ont ajouté que le sieur Chuto protestera toutes les fois s’il n’est pas nominé


Le conseil de préfecture, saisi de la plainte, prend tellement de temps avant de se prononcer, qu’Auguste doit écrire de nouveau le 4 novembre : Sans vouloir encore troubler le repos de mes concitoyens, je désirerais cependant l’exécution de la loi…Si ma protestation n’est pas prise en considération…la loi me permet de me pourvoir en conseil d’état.


Le secrétaire d’état à l’Intérieur dissout dans sa totalité le conseil municipal au motif que certains élus (cinq cas) sont parents à un degré prohibé par la loi. Pour la troisième fois en six mois, les électeurs sont appelés aux urnes. Ils ne sont pas rancuniers, à moins qu’ils ne veuillent simplement la paix, car Auguste, l’empêcheur de tourner en rond, passe au second tour, de justesse avec quatorze voix.


En octobre 1843, le préfet, sur recommandation du percepteur, nomme Auguste Chuto adjoint au maire. L’homme parle français et breton et il sait lire et écrire, chose rare à l’époque dans les petits bourgs. Il ne lui reste plus qu’un échelon à franchir pour devenir le maître. C’est chose faite en octobre 1846, le maire malade devant être remplacé.


Auguste dit se sacrifier pour le bien commun


C’est la consécration pour ce petit fils de journalier. Comme il ne peut refuser un tel honneur, il répond au préfet : Après avoir mûrement réfléchi, je crois devoir en effet, dans l’intérêt de la commune, accepter les fonctions de maire dont vous voulez bien m’honorer. C’est un sacrifice auquel j’ai eu beaucoup de peine à me décider, mais je le dois aux sollicitations de mes concitoyens et à la bienveillance que vous me témoignez.

Il est permis de s’interroger sur l’importance du sacrifice qu’Auguste consent et sur les réelles sollicitations de ses concitoyens.


 

 



 

  Auguste fait une page d’écriture pour apprendre à signer

 

Le nouvel édile a tout juste le temps de s’habituer à sa nouvelle charge, lorsqu’à l’élection du 30 juillet 1848, il n’est pas réélu conseiller municipal. Ce dimanche est épique et, s’il fait doux dehors, l’ambiance est torride dans la salle où règne l’improvisation la plus totale. Dès l’ouverture à huit heures, le désordre est intolérable, la cohue indescriptible. Jusqu’au pas de la porte, certains usent de manèges inqualifiables et de pratiques intimidatrices pour inciter les électeurs à voter pour leurs favoris, d’autres insinuent que si les résultats ne leur conviennent pas, il faudra revoter. 


Les meneurs s’approchent du bureau et flanqués de leurs adhérents, déposent leurs billets en bloc dans le vase destiné à les recevoir. Il n’y a aucun appel nominal avant le vote. À onze heures, le scrutin s’achève. La colère monte, lorsqu’au dépouillement, cent soixante-sept bulletins sont comptés. Problème, il n’y a que cent quarante-neuf paraphes sur la liste des votants !


Le conseil de préfecture, saisi de cinquante-quatre plaintes pour le département, juge recevable celle de Guengat.  Pour motiver l’annulation des opérations du 30 juillet, il estime que (la) différence aussi considérable entre le nombre de votants et celui des bulletins ne saurait être attribuée à une simple erreur mais bien à une manœuvre coupable.


Le 1er octobre, on revote et les citoyens en ont plus qu’assez. Cette fois encore, le trouble s’installe, accentué par l’affluence. Deux cent vingt-quatre citoyens mobilisés par les deux factions se déplacent. Pendant l’espace d’une demi-heure durant la grand-messe, le bureau n’est occupé que par un seul scrutateur sans président. Les autres sont partis à l’office ou au débit boire à la santé des futurs vainqueurs ! Les bulletins sont déposés dans une soupière au lieu d’être renfermés dans une boîte fermée et scellée. Il y a une différence de plus de trente et une voix entre le nombre des bulletins et celui des votants et, si ce n’était pas encore suffisant, le sieur Le Bidon n’a pas été vu en ville, alors qu’il figure sur la liste des votants.


La préfecture valide cependant les résultats et Auguste Chuto, réélu conseiller à un rang peu enviable, garde son fauteuil de maire. Il écrit au préfet :  Je me suis strictement conformé aux dispositions de la loi autant que cela est possible dans une commune rurale, vu le manque d’instruction chez la plus grande partie des électeurs parce qu’ils ne comprennent pas toujours toute l’importance de l’acte qu’ils sont appelés à remplir.

Il soupçonne le recteur d’agir en sous-main pour le remplacer par un magistrat plus maniable.


Cinq conseillers, mécontent des résultats, démissionnent et il faut les remplacer. Les électeurs sont une fois de plus appelés aux urnes le 26 novembre. En 1848, l’instauration du suffrage universel a séduit, mais les citoyens sont las. Depuis avril, ils ont été invités à participer à sept élections législatives, municipales ou cantonales. Ils ne sont que soixante-quinze à mettre leur bulletin dans l’urne et les cinq candidats proposés par le maire sont élus sans problème.




Auguste a quitté le manoir pour s’installer au moulin voisin

Photo Gilbert Nihouarn

 

Si j’étais aussi méchant que monsieur le maire


Parvenant à se maintenir à la tête de Guengat, celui qui se prend pour le seigneur de Saint-Alouarn (cette famille noble a quitté la France à la Révolution), est encore réélu en juillet 1870. Confirmé dans ses fonctions de maire, Auguste Chuto et les élus prêtent serment à un Empereur malade, qui quitte furtivement Sedan et se constitue prisonnier dès le lendemain matin. Le 4 septembre, la république est proclamée et les maires bonapartistes ont du souci à se faire. Heureusement, les idées républicaines d’Auguste sont connues en haut lieu, mais elles ne plaisent pas à ses opposants et au recteur. Celui-ci écrit au préfet : Je viens de savoir que monsieur le maire a inséré une accusation calomnieuse contre moi. Dans un rapport que vous recevrez aujourd’hui, il me représente comme excitant certains paroissiens à la révolte… Si j’étais aussi méchant que monsieur le maire, je pourrais dire bien des choses que j’aime mieux taire...


Auguste vient de perdre ses deux fils emportés par une épidémie de variole et il hésite un court instant à livrer encore bataille contre ses opposants. Après vingt-cinq ans de gestion tyrannique de la commune, il se sait détesté. On raconte que, lors des conseils municipaux, il offre généreusement à boire aux conseillers pour qu’ils acceptent sans broncher ses décisions.


Il est candidat au nouveau scrutin qui se déroule le dimanche 30 avril 1871 sous le soleil. Le premier électeur est ivre et fait un esclandre. Le maire s’en offusque et envisage de reporter les élections. À l’extérieur, les esprits s’échauffent au fil des heures. Le recteur arrête les fidèles qui viennent à l’office, les engage à voter dans son sens et leur distribue des bulletins. À la fin de la messe, pendant le prône, il ose prononcer des mots calomnieux au maire. Les partisans de ce dernier huent et vilipendent l’abbé à la sortie de l’église. Le maire est obligé d’intervenir pour empêcher qu’il n’arrivât quelque chose de grave. Un gendarme de la brigade de Douarnenez s’interpose pour maintenir le recteur de la paroisse au respect.

À la clôture du scrutin, vers quatre heures du soir, l’instituteur, secrétaire du bureau de vote, est incapable de tenir son poste. Il n’a cessé de quitter le bureau, allant dans les auberges jusqu’à se mettre dans un état d’ivresse complète. Bien malgré lui, Auguste doit demander au recteur de participer au dépouillement. Au grand dam du maire, l’abbé n’hésite pas à prendre la première place au bureau afin de diriger les opérations.


Le lendemain, à la première heure, l’abbé Léonard fait porter un courrier au vicaire général : Je ne veux pas tarder plus longtemps à vous annoncer la bonne nouvelle de notre succès aux élections… Maître Chuto, arrivé le treizième à l’appel, doit se résigner à ne plus faire partie du conseil municipal. Il n’en aura que plus de loisirs pour moudre son grain, pêcher ses anguilles ou chasser le gibier de ses bois…




Après cette défaite, le journal catholique L’Impartial du Finistère écrit : GUENGAT- Les électeurs de cette commune ont fait preuve d’esprit et surtout d’énergie. Tout avait été mis en œuvre pour faire réussir la liste du maire à poigne de l’ex-empire. Il avait fait remettre ses bulletins au domicile de ses administrés avec les cartes d’électeurs...


Auguste ne s’avouant pas vaincu, porte plainte auprès du conseil de préfecture contre la validité des opérations électorales en raison de la présence de deux conseillers alliés à un degré prohibé par la loi. Il se présente devant le conseil et, d’après le journaliste de L’Impartial du Finistère, il se contente de faire son éloge personnel. Pendant la délibération, Auguste expose sans sourciller tous les « bons » procédés dont il a usé envers les nombreux prédécesseurs du recteur et envers celui-ci. Le conseil ayant repoussé la réclamation du perdant, le journal se permet de conclure par un facile O chute !


Jusqu’à son décès en 1882, le déchu tentera d’interférer dans les affaires de la commune dont il avait cru être le maître à vie.


Pierrick.

 




Église Saint Fiacre (Guengat)

 

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8 Comments


Jean-marie Misslen
Jean-marie Misslen
Jun 23

Sacré ancêtre! Nous portons tous le poids des "errements" de nos aïeuls. Quand on arrive ainsi à prendre un recul amusé, c'est qu'on s'est délivré de cet héritage surprenant, et peut-être un peu encombrant, par rapport à ce que nous vivons aujourd'hui. Bravo pour cette lucidité sans tabou. ;)

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assosaintalouarn
Jun 24
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Il ne faut jamais cacher les errements de ses aïeux . A cette époque, celui qui voulait être le chef se devait d'être particulièrement dur et un peu roublard😎

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colette.boulard
Jun 13

En 1846, cet Auguste, qui n'a rien d'un clown, se la joue humble et presque prêt à se sacrifier pour sa commune. Sauf votre respect, quel faux derche ! Ah, le goût du pouvoir !

Le livre ne mériterait-il pas une réédition ?

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assosaintalouarn
Jun 17
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Le goût du pouvoir. Actuellement c'est une sinistre tragédie. Je ne rééditerai pas le maître de Guengat, mais peut-être en version numérique. il faut encore que je trouve quelqu'un pour le faire

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Bernard Petitdant
Bernard Petitdant
Jun 08

Bonjour

Texte plus long, mais pas trop, il fallait ça pour évoquer le long "règne" de votre ancètre

La longueur du texte dépend du sujet

Continuez pour notre plus grand plaisir ses anecdotes généalogiques

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assosaintalouarn
Jun 09
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Merci Bernard. ces démêlés ne sont qu'une petite partie du livre et de la vie trépidante de mon ancêtre. il ne devait pas être facile !

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Arnaud Le Page
Arnaud Le Page
Jun 07

Aujourd'hui encore, la démocratie reste une pratique difficile.

Mais tout de même, on a progressé depuis !

Vous portez sur cet homme un regard sans complaisance familiale. Je trouve que c'est bien.

Edited
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assosaintalouarn
Jun 09
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Merci Arnaud. Lorsque dans mes ouvrages, j'ai évoqué des ancêtres , je n'ai jamais caché leurs côté plus sombres. Beaucoup d'entre eux furent assez caractériels !

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