Dans un monde devenant de plus en plus oppressant, il m’a semblé utile d’aborder cette semaine un sujet léger en m’inspirant d’articles parus dans le journal "Le Citoyen". J’espère ainsi vous faire sourire.
Bonjour, je m’appelle Marie. Née à Paris il y a trente ans, j’y habite avec mon mari et nos deux jeunes enfants. L’on dit de moi que je suis une belle femme assez délurée et mon époux n’apprécie guère que certains hommes me tournent autour.
Depuis quelques années, nous passons les vacances d’été à Loctudy, une station balnéaire assez renommée où nous fréquentons des gens de notre milieu. Si nous sortons fréquemment le soir, j’aime, allongée sur le sable des plages de Langoz et d’Ezer, exposer de façon décente mon corps aux rayons ardents du soleil. Quoi de plus normal, me direz-vous !
Plage d'Ezer (Loctudy) . Aquarelle de Jean-Marie Misslen
Certes, mais ce n’est pas l’opinion de celui que l’on surnomme le général la pudeur. Laissez-moi vous le présenter. Charles-Jehan de Penfentenyo, militaire de carrière, maire de Loctudy depuis mai 1935, a pris dès le mois de juillet un arrêté qui oblige les baigneurs des deux sexes à être revêtus d’un costume de bain qui voile la partie supérieure des jambes, des bassins et des torses. Le garde champêtre que je surnomme scrogneugneu est chargé de faire appliquer ce règlement d’un autre âge. Guère aimable, il s’approche de la contrevenante en rougissant et, si vous avez une tenue qui choque son patron, il vous dresse procès-verbal. Tout juste s’il ne vous intime pas l’ordre d’aller casser des cailloux sur les routes de la commune.
Mon mari et ses amis applaudissent. Ils veulent sans doute être les seuls à admirer leur épouse en tenue légère. Cela ne les empêche pas de se promener sur la plage à la recherche de quelque naïade. Quelle bande d’hypocrites !
Le premier d’entre eux est, sans aucun doute, cet officier aux cheveux blancs et dégarnis. Était-il aussi prude lorsque, jeune sous-lieutenant fringant, il se rendait avec ses collègues dans les quartiers mal famés de quelque ville de garnison ? Aujourd’hui, il veut condamner les femmes à tout cacher et à comprimer leurs seins comme le font les religieuses.
Le général est un fervent catholique qui lit "Le Progrès du Finistère", un hebdomadaire bien-pensant, dirigé par un chanoine. Ce journal ne s’appesantit pas sur l’arrêté municipal, contrairement à son rival, "Le Citoyen", feuille bigoudène, tendance radicale-socialiste et anticléricale. Ses lecteurs se sont payé une pinte de bon sang en apprenant la lubie du maire et, depuis, plusieurs articles à charge lui sont consacrés.
Selon "Le Citoyen", le général, nostalgique du passage en revue de détail des jeunes conscrits, aurait tenté de rassembler sur un rang toutes les baigneuses. Mais grande fut sa désillusion quand il constata qu’il ne pouvait établir un bel alignement, les femmes n’étant pas toutes semblables. Il y a des maigres comme des clous, et d’autres grasses, opulentes, rondes comme des citrouilles ou tout en saillie comme des balcons.
Le phare au bout de la plage de Langoz (Loctudy) Aquarelle de Jean-Marie Misslen
Un matin, j’ai été étonnée de lire dans ce journal la mésaventure qui m’est arrivée quelques jours auparavant. Alors que je me promenais dans le bourg, poussant dans une petite voiture mon jeune garçon, le pandore, m’interpellant à la façon corps de garde, m’a reproché d’avoir le dos un peu nu et de porter un short qui ne couvrait pas mes cuisses. Suffoquée, j’ai passé mon chemin. Je n’aurais peut-être pas dû arborer un sourire narquois. Résultat : j’ai été inculpée de délit de fuite.
Un lecteur du "Citoyen" qui signe Le baigneur et que je soupçonne d’être le rédacteur lui-même, fait appel à l’Ancien Testament pour tenter de ramener le maire à la raison ; dans l’étable, Jésus n’était-il pas tout nu ? Comment le premier homme est-il apparu à la première femme ? Il y eut une époque où la présence d’une feuille de vigne au bon endroit suffisait à sauvegarder les droits sacrés de la pudeur ? Faudra-t-il briser à coups de marteau la Vénus de Milo aux formes divines et poursuivre les grenouilles de nos marais pour le scandaleux étalage qu’elles font de leurs grâces ?
Je ne sais si nous reviendrons l’an prochain à Loctudy. Certaines amies pensent de même et nous n’aurons pas de difficultés à trouver une commune plus accueillante où un cerbère ne voudra pas nous imposer des règles désuètes. Ce père la vertu prétend, qu’en plus de son injonction moralisatrice, il veut protéger nos tendres épidermes des baisers ardents du soleil. Qu’il nous laisse vivre à notre convenance, en short ou en robe de plage.
Il faut en profiter car, comme le souligne "Le Citoyen", il existe un danger bien plus menaçant : en cette année 1936, le fascisme gagne du terrain en Europe. S’il l’emporte, il ne sera plus questions de contravention. Les femmes se verront condamnées pour le crime d’indécence à être pendues…
Pierrick
Merci à Jean-Marie Misslen, Serge Duigou et Patrick Chever
Fillettes de Loctudy au bain. Collection Serge Duigou
Une photo qui date du début du XXe siècle, bien avant l'arrivée du général la pudeur.
Merci Pierrick de faire revivre cette période d'avant-guerre dans ce magnifique Loctudy où j'ai passé des vacances inoubliables dans les années 90...tout près de la plage de Langoz.
Je crains cependant que des "scrogneugneu" et autres Tartuffes ne soit déjà réapparus sur d'autres rivages...
Encore une belle histoire qui nous ramène aux prémices de la fréquentation des bords de mer. Et bien entendu, le scrogneugneu pudibond de service. "Couvrez ce sein que je ne saurais voir. Par de pareils objets, les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées." Molière.(Tartuffe)
Merci pour cet épisode réjouissant en notre période maussade et scrogneugneu elle-même. L'illustration des tableaux de JM Misslen est un plus, un supplément réjouissant... bref tout pour faire plaisir à l'esprit et aux yeux.
Ce pauvre maire ne se doutait pas que le maillot "une pièce" puis le bikini seraient uniformément admis sur les plages par la suite! Et ne parlons pas des zones qui, plus tard, tolèreront le naturisme! … Il en aurait avalé son écharpe.
Superbe histoire la bêtise ambiante dans certaines localités. Chez nous dans le nord Finistère les "baigneurs" d'avant guerre sont devenus des estivants puis des touristes. Et je n'ai pas trouvé trace de ce malaise devant les jeunes femmes. Cependant dans notre station balnéaire il n'y avait pas de salle de bal et le premier fez noz a été organisé par des voyous de mai 68 dont je faisais parti. Le curé avait une influence de plus en plus déclinante.
Sûrement des messieurs qui redoutaient plus que tout la tentation !
Mais tout de même, en 1936. Le maire n'avait pas compris que le tourisme serait désormais à prendre en compte, intéressant pour les communes qu'on ne disait pas encore balnéaires. Trois ans plus tard,encore jeunes mariés et peu de temps avant que leur bonheur ne disparaisse brutalement dans les affres de la guerre, mes parents partirent en vacances -en vacances, ô merveille !- en Normandie. J'ai une photo d'eux, avec un groupe de jeunes, sur la digue, la mer derrière eux. légèrement vêtus, des jeunes femmes en short, une jeunesse éclatante et souriante. Il n'y eut pas de monsieur scrogneugneu.